La parfaite Lumiere
le prêtre lui serait fatal ; aussi décida-t-il de suivre le conseil
de Matahachi. Dans le cours du temps universel, les soixante ou soixante-dix
années de vie d’un homme n’étaient qu’un éclair. Si dans ce bref laps de temps
il avait le privilège de rencontrer un homme tel que Gudō, il serait fou
de laisser cette chance lui échapper.
« C’est une occasion
sacrée », se dit-il. Des larmes brûlantes lui vinrent aux yeux. Il devait
suivre Gudō jusqu’au bout du monde, s’il le fallait, le harceler jusqu’à
entendre la parole qu’il brûlait d’entendre.
Gudō s’éloignait de la
colline de Hachijō : le temple qui s’y dressait ne paraissait plus
l’intéresser. En arrivant au Tōkaidō, il tourna vers l’ouest, vers
Kyoto.
Le cercle
La façon de voyager du maître zen
était d’une excentricité capricieuse. Un jour de pluie, il resta du matin au
soir à l’auberge, et se fit administrer par Matahachi un traitement de moxa.
Dans la province de Mino, il passa sept jours au Daisenji puis quelques jours
dans un temple zen de Hikone ; aussi furent-ils lents à s’approcher de
Kyoto.
Musashi dormait où il pouvait.
Quand Gudō descendait à l’auberge, il passait la nuit ou bien à la belle
étoile, ou bien dans une autre auberge. Si le prêtre et Matahachi s’arrêtaient
dans un temple, Musashi s’abritait sous le porche. Les privations n’étaient
rien, comparées à son besoin d’une parole de Gudō.
Une nuit, à l’extérieur d’un
temple, au bord du lac Biwa, s’apercevant soudain de la venue de l’automne,
Musashi se regarda et vit qu’il ressemblait fort à un mendiant. Ses cheveux,
bien sûr, étaient un nid à rats puisqu’il avait résolu de ne pas les peigner
tant que le prêtre n’aurait pas cédé. Depuis des semaines, il ne s’était ni
baigné ni rasé. Ses vêtements devenaient rapidement des haillons.
Il considéra sa natte de roseaux
et pensa : « Quel fou je suis ! » Tout à coup, son attitude
lui paraissait insensée. Il eut un rire amer. Qu’attendait-il du maître
zen ? Etait-il impossible de vivre sans se torturer à ce point ?
Gudō avait déclaré sans
équivoque qu’il n’avait rien à offrir. Il était déraisonnable d’insister pour
obtenir de lui quelque chose qu’il ne possédait pas, mal de lui en vouloir,
même s’il témoignait moins de considération qu’il n’aurait dû à un chien perdu
au bord de la route.
Musashi leva les yeux à travers
les cheveux qui lui pendaient sur le front. Aucun doute là-dessus : il
s’agissait d’une lune d’automne. Mais les moustiques... Sa peau, déjà criblée
de marques rouges, n’était plus sensible à leurs morsures.
Si sa quête de la Voie devait
s’achever là, il préférerait mourir, car il ne voyait aucune autre raison de
vivre. Il s’étendit sous le toit du portail. Le sommeil ne venant pas, il se
demanda pourquoi. Une technique du sabre ? Non ; pas seulement cela. Un
secret pour réussir dans le monde ? Non ; plus que cela. Une solution
au problème d’Otsū ? Non ; aucun homme ne pouvait être à ce
point malheureux pour l’amour d’une femme. Il devait s’agir d’une réponse qui
englobât tout ; pourtant, malgré toute son ampleur, il se pouvait en même
temps qu’elle ne fût pas plus grosse qu’une graine de pavot.
Enveloppé dans sa natte, il avait
l’air d’une chenille. Il se demanda si Matahachi dormait bien. En se comparant
à son ami, il éprouva de l’envie. Les difficultés de Matahachi ne semblaient
pas le paralyser. Musashi paraissait toujours chercher de nouveaux motifs de
torture.
Ses yeux s’arrêtèrent sur une
plaque apposée à un montant du portail. Il se leva et s’en approcha pour
l’examiner mieux. A la lueur de la lune, il lut :
Je
vous en prie, essayez de trouver la source
[fondamentale.
Pai-yün
fut ému des mérites de Pai-ch’ang ;
Hu-ch’iu
soupira sur les enseignements laissés par Pai-
[yün.
A
l’exemple de nos grands prédécesseurs,
Ne
vous contentez pas de cueillir les feuilles,
Ou
de ne vous intéresser qu’aux branches.
Il semblait que ce fût une
citation du Testament de Daitō Kokuchi, le fondateur du Daitokuji.
Musashi relut les deux derniers vers. Feuilles et branches... Pourquoi son
sabre ne lui obéissait-il pas ? Pourquoi ses yeux se détachaient-ils de
son but ? Qu’est-ce qui l’empêchait d’atteindre la sérénité ?
Je
ris de mes dix années de
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