La pierre et le sabre
bosquet vers la
porte du sanctuaire, devant laquelle il s’agenouilla. Si près de la mort, il ne
pouvait empêcher son cœur de trembler à la pensée de la présence sacrée. L’intérieur
du sanctuaire était sombre à l’exception d’une lampe de culte qui se balançait
au vent, menaçait d’expirer puis recouvrait miraculeusement tout son éclat. Sur
la plaque au-dessus de la porte on lisait : « Sanctuaire de Hachidai. »
Musashi trouva réconfort à la
pensée qu’il avait un puissant allié, que s’il dévalait la montagne en
chargeant, il aurait derrière lui le dieu de la guerre. Les dieux, il le
savait, soutenaient toujours le camp du bon droit. Il se rappela comment le
grand Nobunaga, en route vers la bataille d’Okehazama, s’était arrêté pour
faire ses dévotions au sanctuaire d’Atsuta. La découverte de ce lieu saint
tombait certes à propos.
Tout de suite à l’intérieur de la
porte, il y avait un bassin de pierre où les fidèles pouvaient se purifier
avant de prier. Musashi se rinça la bouche, puis l’emplit une seconde fois et
aspergea la poignée de son sabre et les cordons de ses sandales. Ainsi purifié,
il se retroussa les manches avec une courroie de cuir et se coiffa d’un
serre-tête en coton. Fléchissant les muscles de ses jambes en marchant, il
gagna les degrés du sanctuaire et mit la main sur la corde qui pendait du gong
fixé au-dessus de l’entrée. Suivant la coutume séculaire, il fut sur le point
de frapper le gong et d’adresser une prière à la divinité.
Il se reprit, et rapidement retira
la main. « Qu’est-ce que je fais là ? » songea-t-il avec
horreur. La corde, nattée de coton rouge et blanc, paraissait l’inviter à la
saisir, à sonner le gong et à faire sa prière. Il la regarda fixement. « Qu’allais-je
demander ? Qu’ai-je besoin du secours des dieux ? Ne suis-je pas déjà
un avec l’univers ? N’ai-je pas toujours affirmé que je devais être prêt à
affronter la mort à tout moment ? Ne me suis-je pas exercé à affronter la
mort avec calme et confiance ? »
Il était atterré. Sans y penser,
sans se rappeler ses années d’entraînement et d’autodiscipline, il avait failli
implorer une aide surnaturelle. Quelque chose n’allait pas car au fond de
lui-même il savait que la véritable alliée du samouraï ce n’étaient pas les
dieux mais la Mort en personne. La veille au soir et plus tôt le matin même, il
avait cru accepter son destin. Or, en implorant le secours de la divinité, il
était à un cheveu d’oublier tout ce qu’il avait jamais appris. La tête courbée
par la honte, il se tenait là comme un rocher.
« Quel fou je suis ! Je
croyais avoir atteint la pureté, l’illumination ; mais il y a encore en
moi quelque chose qui désire ardemment continuer de vivre. Quelque illusion qui
évoque l’image d’Otsū ou de ma sœur. Quelque faux espoir qui me porte à
saisir n’importe quelle perche qui se présente. Une diabolique nostalgie qui me
pousse à m’oublier moi-même, qui me donne la tentation d’implorer le secours
des dieux. »
Il était dégoûté, exaspéré de son
corps, de son âme, de son incapacité de maîtriser la Voie. Les larmes qu’il
avait retenues en présence d’Otsū jaillirent de ses yeux.
« C’était totalement
inconscient. Je n’avais aucune intention de prier ; je n’avais pas même
pensé à ce que j’allais demander au cours de ma prière. Mais si je fais les
choses inconsciemment, ce n’en est que pire. »
Torturé par le doute, il se
sentait ridicule, indigne. Et d’abord, avait-il jamais eu les aptitudes
nécessaires pour devenir un guerrier ? S’il avait réalisé l’état de calme
auquel il avait aspiré, il n’aurait pas eu besoin de prières ou d’implorations –
pas même un besoin subconscient. En un instant accablant, quelques minutes
seulement avant le combat, il venait de découvrir en son cœur les véritables
germes de la défaite. Il lui était maintenant impossible de considérer sa mort
propre comme l’apogée d’une vie de samouraï !
Tout de suite après, une vague de
gratitude le balaya. La présence magnanime de la divinité l’enveloppait. Le
combat n’avait pas commencé encore ; la véritable épreuve était encore
devant Musashi. On l’avait averti à temps. En admettant son échec, il l’avait
surmonté. Le doute se dissipa ; la divinité l’avait guidé jusqu’à cet
endroit pour lui enseigner
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