La pierre et le sabre
jarre.
— Ça fait combien d’années ?...
— Depuis Sekigahara.
— C’est-à-dire...
— Cinq ans. C’est bien ça. J’ai
maintenant vingt-deux ans.
Tandis qu’ils s’embrassaient, l’odeur
douceâtre du lait de la jarre brisée les enveloppait, évoquant l’époque où ils
étaient l’un et l’autre des nourrissons.
— ... Tu es devenu très
célèbre, Takezō. Mais je suppose que je ne devrais pas t’appeler Takezō.
Je t’appellerai donc Musashi, comme tout le monde. J’ai entendu beaucoup d’histoires
sur tes succès au pin parasol... et aussi sur certaines choses que tu as faites
avant cela.
— Tu me gênes. Je ne suis
encore qu’un amateur. Mais le monde est plein de gens qui paraissent moins
habiles que moi. Dis donc, tu loges ici ?
— Oui, je suis ici depuis une
dizaine de jours. J’ai quitté Kyoto dans l’intention de me rendre à Edo, mais
il est arrivé quelque chose.
— On me dit qu’il y a quelqu’un
de malade. Oh ! mon Dieu, maintenant je n’y puis plus rien, mais c’est la
raison pour laquelle j’ai apporté ce lait.
— Malade ? Ah !
ouais... ma compagne de voyage.
— C’est bien triste. Quoi qu’il
en soit, ça me fait plaisir de te voir. Les dernières nouvelles que j’ai reçues
de toi, c’était la lettre que Jōtarō m’a apportée alors que j’étais
en route pour Nara.
Matahachi baissa l’oreille,
espérant que Musashi ne soufflerait mot des prédictions vantardes qu’il avait faites
à l’époque. Musashi, la main sur l’épaule de Matahachi, se disait qu’il aimerait
avoir avec lui une bonne et longue conversation.
— ... Qui est-ce qui voyage
avec toi ? demanda-t-il avec innocence.
— Oh ! personne,
personne qui t’intéresse. Ce n’est que...
— Peu importe. Allons quelque
part où nous puissions bavarder.
Comme ils s’éloignaient de l’auberge,
Musashi demanda :
— ... Que fais-tu pour vivre ?
— Tu veux parler du travail ?
— Oui.
— Je n’ai pas de talents
particuliers ; aussi est-il malaisé d’obtenir un poste chez un daimyō.
Je ne peux dire que je fasse quoi que ce soit de spécial.
— Tu veux dire que tu as
passé toutes ces années à fainéanter ? demanda Musashi, lequel soupçonnait
vaguement la vérité.
— Tais-toi. Ce genre de
conversation me rappelle toutes sortes de souvenirs désagréables.
Son esprit semblait dériver vers
les jours passés à l’ombre du mont Ibuki.
— ... Ma grande erreur a été
de me mettre en ménage avec Okō.
— Asseyons-nous, dit Musashi,
croisant les jambes et se laissant tomber sur l’herbe.
Il éprouvait une certaine
exaspération. Pourquoi Matahachi s’obstinait-il à se considérer comme inférieur ?
Et pourquoi rejetait-il sur autrui la responsabilité de ses ennuis ?
— ... Tu rends Okō
responsable de tout, dit-il avec fermeté ; or, un homme adulte doit-il
parler comme ça ? Nul autre que toi-même ne peut créer pour toi une vie
digne d’être vécue.
— J’admets que j’aie eu tort,
mais... comment dire ? Il semble que je sois purement et simplement
incapable de changer mon sort.
— A une époque telle que la
nôtre, tu n’arriveras jamais à rien avec des idées pareilles. Va donc à Edo si
tu le désires, mais une fois là tu trouveras des gens venus de tout le pays,
chacun assoiffé d’argent et de prestige. Tu ne te feras pas un nom en te
bornant à imiter le voisin. Il faudra te distinguer d’une façon quelconque.
— Quand j’étais jeune, j’aurais
dû me lancer dans l’escrime.
— Maintenant que tu en
parles, je me demande si tu as l’étoffe d’un homme d’épée. Quoi qu’il en soit,
tu as tout l’avenir devant toi. Peut-être devrais-tu songer à devenir clerc. Je
suppose que c’est pour toi le meilleur moyen de trouver un poste chez un daimyō.
— Ne t’inquiète pas. Je
trouverai bien quelque chose.
Matahachi cueillit un brin d’herbe
et se le mit entre les dents. La honte l’accablait. Il était mortifiant de
constater ce qu’avaient fait cinq ans d’oisiveté. Il avait réussi à chasser de
son esprit avec une facilité relative les histoires qu’il avait entendu raconter
sur Musashi ; l’avoir en face de lui comme cela, en chair et en os, lui
faisait comprendre quel contraste existait entre eux. Intimidé par la présence
de Musashi, Matahachi avait du mal à se rappeler qu’ils avaient jadis été les
meilleurs amis du monde. Même la dignité de cet
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