La polka des bâtards
Virginie. Je les confonds tous,
maintenant, ces foutus États. Je crois bien que c’était le jour de la grande
bagarre du régiment. Tu m’as balancé un caillou dans la gueule.
— C’était un accident. Je visais Beetclaw.
— Ça, c’est toi qui le dis.
— Oui, et je suis prêt à le redire, si tu veux.
— Ne me parle pas sur ce ton, sinon il va falloir
reprendre la bagarre ici, sous la tente.
— Pas de problème », répondit Liberty en tournant
le dos à son ami.
Finalement, sans un mot, chacun sombra séparément dans le
sommeil. Les rêves de Liberty, ou plutôt le seul qu’il se rappelait depuis son
incorporation, paraissaient immuables. Il marche sur une route de campagne
déserte, encadrée de champs verdoyants ; au loin, une fermette, un bouquet
d’arbres. Sur le seuil, une jolie jeune femme lui fait signe. Mais lorsqu’il
atteint la maison, la femme a disparu, et toutes les pièces sont vides.
Cependant la table est dressée, un seul couvert, un plat regorgeant de poulet,
de jambon, de dinde, de pommes de terre bouillies, un grand verre de lait
froid ; dès qu’il s’attable, le repas disparaît. Soudain, il est en haut,
dans une chambre, la brise agite les rideaux de dentelle blanche. Il se sent
inexplicablement triste, et très fatigué, et il s’étend sur le grand lit propre
et s’endort et rêve qu’il est éveillé et que tout son corps est couvert de
reptiles.
« Hé, tête de chien, réveille-toi ! » La
trogne enrouflaquettée du sergent Ainsworth pointait sous la tente. « Le
capitaine vous demande, tous les deux, et que ça saute, espèces de
busards ! »
Ils s’arrachèrent à leur lit de camp et clignèrent des yeux,
hébétés, dans l’aube embrumée : ils échangèrent un regard en coin et
décidèrent que, non, pas encore, trop tôt pour parler.
Le capitaine Roe était juché sur un tonneau sous un chêne
dégoulinant. Autour de lui, le lieutenant Wills, et les soldats Strickling et
Vail. Le capitaine leva les yeux, haussa un sourcil. « Messieurs, je suis
heureux que vous ayez pu vous joindre à nous pour le petit déjeuner. »
Liberty et Otis gardèrent le silence. « En fait, il n’y a pas de petit
déjeuner, et c’est justement de cela que je veux vous parler. Le général a
promulgué un ordre nous autorisant à envoyer des détachements en mission de
réquisition, et puisque aucun de vous, à l’exception peut-être de Wills, n’a
montré une grande aptitude aux autres aspects de l’art de la guerre, j’ai pensé
vous offrir la possibilité de vous essayer à la rapine officielle. Qu’en
dites-vous ? »
Vague chœur d’approbation marmonnée.
« Je me disais bien que cette tâche vous siérait. Je ne
crois pas avoir besoin de vous rappeler nos besoins. Le lieutenant Wills
supervisera l’opération. Ne prenez que ce que vous pouvez rapporter, et ne
touchez ni aux civils ni aux propriétés privées. Compris ? »
Nouveaux marmonnements.
« Je compte faire un somptueux dîner, les gars. Ne me
décevez pas. Et ouvrez l’œil, la cavalerie de Wheeler rôde dans les parages.
J’ai pas envie de vous retrouver égorgés dans un fossé. »
Tous convinrent qu’ils feraient leur possible pour éviter un
tel destin.
C’était une journée fraîche et agréable, et ils sortirent du
camp en suivant la route. Une terre plate, vide et étrangement silencieuse.
La première ferme qu’ils trouvèrent était déserte. Un chien
mort gisait sur la pelouse ; la plaie béante à son flanc était noire de
mouches. Un plateau et un saladier d’argent avaient été cloués à un arbre et
criblés de balles. Toutes les pièces avaient été mises à sac, les meubles
brisés, les murs troués.
« Y a rien pour nous ici », fit observer Wills, un
petit homme maigre qui avait des lunettes hexagonales et l’air distrait d’un
érudit surmené. Les hommes l’appelaient le Professeur.
« J’abandonne pas si facilement », dit Strickling,
qui fila à l’étage, d’où on put entendre le martèlement de ses bottes et un
bruit d’objets violemment déplacés.
« Cette maison a été nettoyée, dit Vail en fourrageant
dans une pile de vêtements déchirés, à moins d’être intéressé par un bonnet de
bébé bleu flambant neuf. » Et il planta ledit article sur sa tête hirsute.
Sur la cheminée, dans un cadre brisé, il y avait le
daguerréotype d’une jeune femme aux cheveux bouclés, au regard intelligent, à
la bouche
Weitere Kostenlose Bücher