La polka des bâtards
régiment.
« Mais où est-il ? demanda Liberty.
— Et comment je le saurais, bordel ? C’est votre
unité, pas la mienne. »
À contrecœur, il se leva et, maintenant délicatement sa tête
bourdonnante comme s’il s’agissait d’un panier de mets rares, et la vue encore
un peu brouillée, il erra dans la nuit, avant de se laisser tomber, accablé par
la futilité de ses efforts – comment retrouver son régiment dans ces
ténèbres chaotiques ? –, sous un pommier décharné, dont tous les
fruits avaient été cueillis par des mains de fer.
À l’aube, il se remit à parcourir le champ désolé jusqu’à ce
qu’il n’en puisse plus. En quelques heures, ce paysage naguère pastoral s’était
métamorphosé, pour ressembler à une boucherie après le grand abattage
d’automne. Les corps commençaient déjà à enfler et à noircir au soleil levant.
Un commandant, tête nue, assis à même le sol, pleurait : « Mes
garçons, oh, mes jolis garçons. » Liberty songea aux milliers d’âmes, la
plupart encore inaccomplies, qui avaient quitté le monde à jamais en ce lieu
désormais hanté et sacré, et il se demanda si Dieu était vraiment aussi
sourd-muet qu’il en donnait l’impression. Dans un coin du champ, un cochon
tacheté fourrageait énergiquement sous les côtes d’un soldat abattu, dont les
restes ensanglantés tremblaient comme une cosse vide entre les mâchoires
souillées de l’animal.
C’est une semaine plus tard, alors que l’armée était
toujours cantonnée, en un gigantesque campement, sur les rives du Potomac, que
la lettre arriva. Liberty n’oublierait jamais, jusqu’au jour où il mourrait à
son tour, l’odeur de bacon frit, les rires des joueurs de cartes, la vision des
mains sales et balafrées agrippant la feuille, l’ombre de sa tête sur le papier
lorsqu’il lut :
Mon cher fils,
C’est la lettre la plus douloureuse que j’aie jamais eu
le pénible devoir de rédiger. Je ne sais comment ni par où commencer…
Alors son œil parcourut fiévreusement la suite, absorbant la
nouvelle en quelques bouts de phrase qui l’entaillèrent comme un rasoir :
« … les tourments de ta mère n’ont cessé d’empirer… une missive de
Caroline qui lui imputait cette guerre… traître à sa patrie, traître à sa
famille… reniée à jamais… bouleversée, ta mère est sortie faire un tour…
retrouvé la calèche sous le pont… nuque brisée… morte sur le coup… »
Liberty resta assis sur la caisse à biscuits devant sa tente
jusqu’à ce que le soleil disparaisse, et il y était encore lorsque le soleil se
leva le lendemain matin. Tout autour de lui, l’armée s’éveillait pour une
nouvelle journée morne d’exercice et d’oisiveté : la vie, étrangement,
continuait, mais il n’en faisait plus partie. Il traversait les jours comme un
automate, accomplissant ses tâches sans s’en rendre compte, sans réfléchir.
La semaine suivante, il demanda au commandant Hudson, le cartographe,
une carte de la Caroline du Sud.
17
La route était rouge, le ciel était bleu, et cela faisait
des heures qu’ils marchaient laborieusement dans la campagne vide de
Géorgie ; les nuages tourbillonnants de fine poussière cuivrée leur
piquaient les yeux, leur asséchaient la gorge, leur doraient le visage en
sueur, et leur donnaient l’aspect de démons épuisés et mal embouchés. À chaque
halte, ils s’affalaient sur le sol tapissé d’aiguilles à l’ombre mentholée des
pins au tronc épais, et y suffoquaient comme des poissons échoués jusqu’à ce
que résonne l’ordre de se relever et de reprendre la marche. Un trio
d’officiers à cheval passa au galop, dans un nouveau nuage de poussière :
les flancs des bêtes étaient couverts d’une croûte de poudre rouge.
« Regardez, dit l’un des hommes allongés, c’est Oncle
Billy en personne.
— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? rétorqua un
autre sans se donner la peine d’ouvrir les yeux.
— Je donnerais toute ma fortune contre son cheval,
soupira un troisième, l’absurdité foncière de cette offre suscitant quelques
discrets gloussements.
— Moi, dit un autre, je donnerais ma couille gauche
pour être chez moi, dans mon lit bien frais. »
C’est alors que le sergent Ainsworth passa parmi eux en
distribuant des coups de pied dans les bottes, et ils se relevèrent lourdement
pour continuer leur route. La poussière soulevée par la longue
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