Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
Vom Netzwerk:
colonne
semblait, même à des kilomètres, un nuage bas de fumée rouge.
    En fin d’après-midi, il se mit à pleuvoir, et il plut toute
la nuit et encore le lendemain. La route fondit en une pâte grasse qui
engloutissait les roues des chariots jusqu’au moyeu et s’agrippait aux jambes
lourdes des soldats. Lorsque enfin ils atteignirent le fleuve, l’eau avait
tellement monté qu’elle menaçait les berges. Le pont était encore utilisable,
et l’armée se réduisit à une file indienne qui négociait lentement, prudemment,
les planches humides et glissantes. Au milieu du pont, le chariot personnel du
commandant Pickles faillit basculer, une roue dans le vide, et le cercueil
métallique qu’il contenait menaça de plonger. Plusieurs hommes se précipitèrent
pour remettre le chariot d’aplomb, en jurant et en grognant, et la colonne put
reprendre sa marche. Enfin la pluie cessa, et ils installaient leur campement
pour la nuit lorsque le commandant ordonna un rassemblement.
    « Je vous suis très reconnaissant de vos efforts, les
gars, dit-il en tapotant le couvercle du cercueil. Vous savez ce que cette
boîte représente pour moi. Je suis conscient que c’est une putain de corvée
pour tout le régiment de trimbaler ce truc encombrant, mais ma famille et
moi-même n’oublierons jamais votre assistance. Aussi, en modeste témoignage de
ma gratitude, je vous demande d’apporter vos gourdes, vos timbales, vos
casquettes, et de vous servir une bonne rasade. » Il dévissa le couvercle
du cercueil cent pour cent aluminium, imperméable, inoxydable, garanti pour
l’éternité, qu’il avait apporté de chez lui et traîné pendant cinq campagnes au
cas où il tomberait en héros, pour que sa dépouille terrestre puisse être
rapatriée à Elmira dans le meilleur état de fraîcheur possible, mais qui en
attendant ce jour tragique constituait un tonneau de premier choix pour son
stock personnel de whiskey, où ses hommes puisaient à présent avec
enthousiasme.
    « Dépêchez-vous, les gars, avertit le commandant.
L’exposition à l’air altère la qualité de l’alcool. »
    L’heure fut donc à l’ivresse cette nuit-là. Une bagarre
éclata entre les cuistots, qui se disputaient le droit de griller un poulet
égaré ; dans la mêlée qui s’ensuivit, un poêle fut renversé, et une grande
marmite de soupe fut absorbée par le sol poreux et sablonneux. On entendit des
chansons sentimentales ou paillardes jusqu’après l’aube grise. Au matin, on
retrouva le soldat Duffie noyé, le nez dans une mare d’eau rougeâtre profonde
de cinq centimètres.
    Liberty resta éveillé presque toute la nuit, à écouter l’eau
qui gouttait des arbres sur la toile de tente. Il repensait à ses nuits
d’enfance, couché dans sa mansarde, au bruit réconfortant de la pluie sur le
toit, et il pensa à son père, à sa tante, à Euclid, se demandant comment ils
allaient, ce qu’ils faisaient. Et puis il pensa à cet autre foyer, celui qu’il
n’avait jamais visité ni même vu, sinon en rêve. La Géorgie, se dit-il, je suis
en Géorgie. Il était plus près de cet endroit qu’il ne l’avait jamais été. Il
sortit ses cartes de sa poche, où il les conservait dans une enveloppe étanche,
et traça au crayon les kilomètres parcourus dans la journée. Sa carte de
Caroline du Sud était immaculée, hormis un minuscule X noir marquant un
emplacement sur les rives de la Stono. Il replia les cartes et les remit dans
sa poche avec le crayon.
    Otis Dodds, un gars sympathique et un compatriote, allongé à
côté de lui, lisait un roman à quatre sous à couverture jaune intitulé Le
Démon de l’or, et s’interrompait régulièrement pour déclamer ses passages
favoris. Il l’avait déjà lu deux fois, et se plaisait à en recommander les
charmes innombrables à qui voulait l’entendre. « “Je m’avançai à pas de
loup vers la porte close, commença-t-il, et, me penchant, j’appliquai mon œil
curieux à la serrure, et ce que je vis dans la pièce défie…”
    — Otis, fit Liberty d’une voix traînante, si tu me lis
encore un extrait de ce maudit bouquin, je vais arracher les pages et les jeter
au feu.
    — Du calme, Liberty, calme-toi, mon gars. Il fait trop
mauvais, et je suis trop fatigué pour me relever et te foutre une nouvelle
raclée.
    — Comme si tu m’avais déjà foutu une raclée !
    — Tu ne te rappelles pas ? C’était il y a un an,
je crois. En Pennsylvanie, ou peut-être en

Weitere Kostenlose Bücher