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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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ornés de tapis, caressant les meubles
auxquels l’usure donnait des contours intimes, familiers, familiaux, goûtant
l’atmosphère spécifique de chaque pièce – que c’était parfois un choc de
se rappeler qu’en réalité il n’avait jamais mis les pieds dans cette maison,
oubliant que tout ce glorieux édifice était bâti de mots, du bois lumineux des
souvenirs d’une mère.
    À présent, en remontant la route sablonneuse le long d’une
rivière qui sinuait paresseusement dans ces basses terres exotiques, les pieds
enflés et couverts d’ampoules, irrités par ses bottes mal adaptées, accablé par
la démangeaison tenace d’innombrables piqûres d’insectes qui apparaissaient
mystérieusement sur sa peau, exposée ou non, il était frappé du caractère
inimaginable (du moins pour lui) de l’endroit. Il n’aurait jamais pu prévoir
l’impénétrabilité maussade de la forêt environnante, les alligators qui
somnolaient çà et là dans la boue odorante, l’œil criard d’un héron bleu fixé
droit sur lui parmi les roseaux claquant au vent, ou le vieil homme blanc
osseux dans un chariot bringuebalant qui, quelques kilomètres plus tôt, l’avait
fièrement informé qu’il avait perdu sa mirette droite dans un concours
d’arrachage d’œil, du temps où Andrew Jackson était président, quand il y avait
encore des vrais hommes dans ce pays. Au fond du cratère de l’orbite, la peau affaissée
était plissée, pincée comme une petite bouche flétrie. Derrière le chariot,
auquel il était attaché par une corde effilochée nouée à son cou, trottait un
garçonnet noir d’une dizaine d’années.
    « Vous n’avez jamais entendu parler de la Proclamation d’émancipation ? »
demanda Liberty.
    Non, jamais, admit le vieil homme.
    Liberty lui expliqua.
    « On ne reconnaît pas les Républicains noirs dans cet
État, maugréa le vieillard. Le président de ce pays, c’est Jefferson Davis, et,
que je sache, il n’a pas affranchi un seul nègre. Et ça risque pas d’arriver.
    — Les Fédéraux auront peut-être leur mot à dire.
    — Qu’ils y viennent ! Je suis trop près de la
tombe pour avoir peur des Yankees. »
    Il ajouta qu’il était né et qu’il avait grandi dans ce
comté, qu’il n’en était sorti qu’une ou deux fois dans toute sa vie terrestre,
que ce nom de Redemption Hall lui disait quelque chose mais qu’il ne pouvait
pas dire pour sûr si Liberty allait dans la bonne direction vu qu’il ne savait
pas où était la bonne direction. Quand Liberty prit congé, il réprimandait le
garçonnet, debout dans la poussière, pour avoir osé mouiller « son beau
pantalon » – un sac de toile dix fois trop grand pour lui, et
maladroitement resserré par une ficelle sur ses hanches faméliques.
    Une heure plus tard, au détour d’une courbe gracieuse de la
rivière (finalement, c’était le bon chemin), Liberty se vit brusquement offrir
une première révélation du domaine ancestral tel qu’il était non en songe, mais
dans la réalité âpre et implacable. Il aperçut d’abord l’embarcadère, ou ce
qu’il en restait – une triste asymétrie de piliers penchés, où nichaient à
leurs risques et périls des mouettes aventureuses ; l’un des piliers était
surmonté d’un ananas en bois sculpté, symbole d’hospitalité –, puis, en
une succession rapide de visions irrévocables, entre d’épaisses colonnes de
chênes écaillés, la Grande Maison elle-même : elle en imposait
physiquement, par sa taille, mais la façade austère et dénuée de peinture
n’évoquait nullement un univers intimidant d’opulence sans nom et de langueur
romantique. Perchée sur quatre robustes pilotis pour favoriser l’aération et
décourager les insectes, la « demeure » procurait du même coup un
refuge ombragé pour une famille de porcs somnolents et une troupe de poulets efflanqués
qui picoraient furieusement plusieurs petits tas d’ordures non identifiées.
L’endroit avait un caractère un peu minable, de seconde main, comme si tout
l’édifice avait été hâtivement bricolé avec des planches et des rondins au
rebut. Même la végétation environnante paraissait complètement épuisée :
les feuilles de myrte pendaient, ternes et dolentes, les branches du chêne
semblaient frêles et cassantes, les magnolias et les cyprès coiffés de
perruques crépues de mousse espagnole trop grandes pour eux, la nature même
n’était qu’une construction

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