La polka des bâtards
hasardeuse de matériaux d’occasion.
Une clôture délabrée, effondrée sur plusieurs tronçons,
délimitait le domaine, et devant, appuyés à ses barres dans des postures d’une
nonchalance étudiée, se tenaient deux hommes noirs de taille moyenne et d’âge
indéterminé, dont l’un arborait une tenue au style frappant : sa chemise
et son pantalon étaient entièrement composés de pièces d’étoffe disparates et
mal assorties cousues les unes sur les autres et elles-mêmes rapiécées. Son compagnon,
un barbu aux grands yeux marron, était habillé de la toile à sac habituelle, et
tous deux exhibaient sur leurs mains et leur visage un réseau moucheté de
plaies ouvertes comme Liberty n’en avait jamais vu.
« Bonjour-bonjour, Maître ! s’écria le rapiécé
d’un ton jovial et mielleux plein de sous-entendus.
— Bonjour à vous, messieurs », répondit Liberty,
salutation qui déclencha une explosion de rires sonores. Lui aussi amusé,
Liberty s’avança pour leur serrer poliment la main : elles étaient rudes et
calleuses. « Comment ça va ? demanda-t-il.
— Eh bien, monsieur, répliqua Rapiécé, somme toute, ça
pourrait aller mieux, ça pourrait aller pire, mais ce qui est sûr, c’est que
chaque jour le soleil » – et il leva ostensiblement vers le ciel ses
yeux plissés – « est de plus en plus brillant.
— Il éclaire le pays comme la lanterne de Dieu,
renchérit le barbu. J’vois des choses aujourd’hui que j’ai jamais vues avant.
— Je suis heureux de l’entendre. J’imagine que dans cette
plantation le grand jour est déjà arrivé ?
— Pas tout à fait, Maître, dit Rapiécé, mais ce qui est
sûr, c’est qu’on n’en a jamais été aussi près.
— Je vous en prie, demanda Liberty, si vous voulez
bien, évitez de m’appeler “maître”. Je ne suis le maître de personne. Je suis à
peine maître de moi-même. »
Les deux hommes échangèrent un regard lourd de sens.
« Monsieur, interrogea Rapiécé, en lorgnant hardiment Liberty de la tête
aux pieds, z’êtes pas des Carolines, pas vrai ?
— Sûrement pas, approuva le barbu.
— En fait, vous devez être d’un endroit tellement loin
qu’y z-ont jamais entendu le mot “esclavage”.
— C’est sûr, lui fit écho le barbu.
— Eh bien, je ne vois vraiment pas où pourrait se
trouver cet endroit mythique, mais effectivement, reconnut Liberty, j’ai bravé
des distances périlleuses pour parvenir enfin aux portes effondrées du
légendaire Redemption Hall, si c’est bien là que je me trouve à présent.
— Oh, déclara Rapiécé, vous êtes bien à Redemption
Hall, mais, comme nous tous, c’est plus c’que c’était.
— “Y a de l’herbe dans le coton, susurra le barbu, des
orties dans le maïs.”
— M. Maury est dans le coin ?
— Oh oui, il est dans le coin, rétorqua Rapiécé, mais
ce qu’il fricote dans les coins, vaut mieux pas savoir. » Nouveaux rires
déchaînés.
« Et, si je puis me permettre, d’où vous viennent au
juste ces terribles plaies ?
— Ça ? demanda Rapiécé en indiquant les ulcères à
vif et suppurants sur son avant-bras. Eh bien, c’est pas des plaies, c’est des
taches expérimentales.
— Des taches expérimentales ?
— Oui, expliqua le barbu, c’est encore Maître Asa et sa
sorcellerie du démon. Il s’est toujours vanté de pouvoir réveiller les morts,
décrocher la lune, changer la peau du léopard, mais moi, tout ce que j’ai vu
comme résultat, c’est cette vérole.
— Et ça fait mal ? demanda Liberty, épouvanté par
l’aspect malveillant et toxique de leurs stigmates, divers et variés.
— Pas trop, répondit Rapiécé. Des fois, ça démange
méchamment juste avant l’orage, mais ça m’a jamais trop gêné, sauf quand le
Maître y a mis sa foutue pommade. Là, ça brûlait comme une piqûre d’abeille.
— Et dans quel but, si je ne suis pas indiscret,
appliquait-il cette soi-disant pommade ?
— Mais, pour nous rendre blancs, bien sûr ! Le
Maître essaie de tout blanchir ici depuis le jour où Mam’zelle Roxy s’est
enfuie.
— Et où est-il à présent ?
— Là où il est toujours, j’imagine, dans son
expérimentatoire derrière la grande maison.
— Vous voulez bien me montrer le chemin ?
— J’préfère pas. Le Maître aime pas être dérangé quand
il est là-bas, en train de faire sa magie.
— Je suppose que je trouverai tout seul.
— Alors
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