La polka des bâtards
qui tend à faire autorité, de l’origine adamique de
toute l’humanité ? Là encore, comme d’autres spécialistes éminents de ce
domaine, j’ai établi – à regret, monsieur, à regret – que le récit
biblique est tout simplement erroné. Si vous étudiez attentivement les
Écritures, vous y découvrirez un texte truffé d’incohérences troublantes. Vite,
donnez-moi les noms des filles d’Adam et d’Ève. Non ? Vous ne savez
pas ? C’est normal. Elles ne sont jamais mentionnées ; pourtant, elles
ont forcément existé. De même, lorsque Caïn est banni, il emmène son épouse qui
lui enfante un fils. Qui est cette mystérieuse inconnue, et d’où
sort-elle ? Les Écritures, curieusement, n’en disent rien. La solution
évidente à ces problèmes épineux, c’est qu’il y a eu d’autres peuples façonnés
par Dieu lors de la Création. S’ils passent inaperçus, c’est que le Livre ne
chronique que les types humains supérieurs. Ce qui entraîne bien sûr une autre
question, des plus dérangeantes : pourquoi la Divinité aurait-elle pris la
peine de créer une tribu ténébreuse aussi obtuse par nature, aussi barbare dans
ses coutumes, aussi dépourvue de beauté physique, aussi incapable du plus
infime progrès ? Vous avez la réponse ? » Il s’exprimait avec
une excitation dans la voix et dans le regard que Liberty n’avait connue qu’une
fois : chez une malheureuse victime de la « fièvre des
campements », peu avant sa mort.
« Éclairez ma lanterne.
— Serait-ce un soupçon de sarcasme que je crois percevoir,
fourbement tapi dans votre voix soyeuse et complaisante ?
— Oh non ! Non, je ne voulais certainement pas
insinuer… »
Le vieil homme leva une paume apaisante. « Je vous en
prie, allez-y, accablez-moi de votre scepticisme, couvrez-moi de ridicule,
flagellez-moi allègrement. Je suis parfaitement habitué à me défendre contre
toute objection honnête, si équivoque soit sa forme.
— Vous êtes bien chatouilleux dès que l’on évoque vos
théories.
— Il s’agit de science, jeune homme, et non de
conjectures sans fondement. Que savez-vous de l’histoire naturelle, de
l’anatomie comparative, des capacités crâniennes, des angles faciaux ?
— Sans doute moins que je ne devrais.
— Vous n’avez jamais répondu à ma question.
— Laquelle ?
— Pourquoi la race noire ?
— Parce qu’ils étaient au fond de la marmite et qu’ils
ont brûlé ? répondit-il en hâte, percevant brusquement un grattement de
minuscules griffes aux confins obscurs de la pièce.
— Parce que l’Infini, dans Son incommensurable sagesse,
a décidé de nous gratifier d’un cadeau somptueux, d’une bénédiction.
L’Éthiopien, c’est l’ombre qui obscurcit notre chemin, l’obstacle qui nous
déroute et empêche l’âme d’accéder au bien et à l’harmonie. Il nous fallait une
telle épreuve pour développer pleinement nos facultés. Mais la voie, bien sûr,
est malaisée et tortueuse, semée d’embûches et de graves périls, et je crains
que nous ne nous soyons égarés. L’issue est incertaine, comme il se doit, sans
quoi il n’y aurait aucun mérite à endurer ces tribulations. Par bonheur, le remède
à notre supplice m’est apparu un soir, il y a bien des années, longtemps avant
l’aurore de cette horrible guerre, après une journée aux champs
particulièrement pénible, où j’avais dû superviser personnellement la pendaison
de Jed le Fier, l’un de mes esclaves les plus fiables, pour un comportement
insolent que je ne pouvais tolérer et qu’il est inutile de détailler. C’était
une nuit parfaitement claire et limpide. Je me détendais sous la véranda, en
méditant sur le miracle glacé et solennel des cieux constellés, tant de ténèbre
indissoluble, si peu de lumière, lorsque les étoiles m’ont parlé. Et elles
m’ont donné la recette pour guérir tous nos maux.
— À savoir ?
— Mais enfin, la transformation du noir en blanc, bien
sûr !
— Et cette délivrance s’accomplirait par… ?
— Un processus chimique subtil, trop compliqué pour le
profane.
— Je crois avoir déjà aperçu les fruits de votre
savoir-faire, dit Liberty sèchement. Deux messieurs à l’entrée de la
plantation, horriblement défigurés. »
Le vieil homme balaya ce commentaire d’un geste dédaigneux.
« Simple caprice de la biologie. Sans conséquences durables. Ces plaies
devraient complètement guérir
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