La polka des bâtards
pendant des heures d’affilée, d’un gazouillis de soprano
dont les velléités théâtrales tendaient à basculer promptement dans un ennui
lugubre. Les enfants gigotaient sur leurs sièges trop durs, et luttaient,
parfois sans succès, contre la tentation du sommeil ou des chatouillis mutuels.
Et puis, en pleine lecture, M’dame L’Orange, parvenue sans doute à un état
d’épuisement parfait, défaillait dans ses draps en soupirant : « Oh,
mes enfants, mes enfants, mes enfants. Il est pénible, le sort qui nous échoit,
diaboliquement pénible. Mais le devoir nous appelle, et si nous l’accomplissons
pas une larme n’aura été versée en vain. » Un second soupir plus
majestueux encore dégonflait complètement son corps, et elle restait allongée
dans une immobilité absolue, sans qu’un seul des élèves n’ose faire un
geste ; tous gardaient leurs yeux innocents fixés sur cette folle étrange
gisant devant eux comme un cadavre, attendant la résurrection – ce moment
terrifiant où M’dame L’Orange se redresserait en sursaut, comme si elle se
rattrapait en pleine chute, et, cherchant frénétiquement son martinet parmi les
couvertures, saisirait de son poing osseux le malheureux le plus proche (mais
jamais l’agile et fougueux Liberty, qui, elle l’avait vite compris, ne méritait
pas un tel effort) pour entreprendre de flageller allègrement le derrière
dénudé du pauvre impétrant ; même les spectateurs épargnés ne pouvaient
s’empêcher de hurler et de gémir d’une douleur empathique. Soudain, le martinet
s’immobilisait en plein vol et M’dame L’Orange se recouchait d’un air las en
marmonnant : « Je suis fatiguée, mes enfants, tellement
fatiguée. » Après une démonstration si vigoureuse des arts disciplinaires,
une docilité exemplaire et maussade régnait sur l’école pendant des jours
entiers.
Parfois, posant sa Bible, M’dame L’Orange régalait ses
ouailles d’épisodes pittoresques de son passé : souvenirs, rêveries,
fantasmes mal éclairés ou bribes de vieux ragots, bref, tout ce qui pouvait lui
traverser la tête à cet instant. Ces péroraisons, elle les appelait de
l’Histoire.
« Quand j’étais une petite fille de votre âge, toute
cette vallée, de Mount Hook jusqu’à la Kiawanna, était encore infestée de
hordes furieuses de sauvages féroces. À moitié nus, et empestant des odeurs
qu’on n’attendrait même pas d’un chiot mouillé. Ils se moquaient comme d’une
guigne de ce qu’on pouvait penser d’eux. Leurs doigts de loup enserraient perpétuellement
le goulot d’une bouteille de whiskey. Vous ne sauriez imaginer pire bande de
démons menteurs, voleurs, tricheurs – et encore, je parle des plus
gentils. Apparemment, Dieu avait dû sauter une maille dans le tricot de leurs
âmes, que c’en était irrattrapable. Et leurs corps… Même dans la fureur
glaciale d’un hiver de cauchemar, on apercevait toujours une portion de chair
fauve entre leurs haillons graisseux. Des suppôts de Satan, voilà ce qu’ils
étaient… »
Et sa voix se perdait, et dans le silence les enfants
commençaient à se tortiller sur leurs sièges, échangeant des regards nerveux
jusqu’à ce que la voix ressorte de sa cachette, réapparaisse telle une comète,
magiquement ressourcée, mais ayant manifestement changé d’orbite.
« En ces temps lointains, sur une colline hors de la
ville, vivait une vieille femme dans une chaumière branlante. Elle avait
peut-être un nom, mais je ne l’ai jamais entendu. La vieille Griffella, c’est
ainsi que nous l’appelions, mes amies et moi. Je ne pourrais même pas vous dire
exactement à quoi elle ressemblait, à cause de la longue chevelure blanche qui
masquait les traits de son visage et lui tombait dans le dos, une vraie
crinière de cheval. Été comme hiver, elle portait toujours une longue robe
noire, et de la route, au pied de la colline, on la voyait tous les matins
nettoyer devant sa porte avec un balai de paille. La nuit, ses yeux luisaient
tels ceux d’une bête de l’enfer, et son rire horrible faisait tellement peur
que les arbres en perdaient leur écorce. Et si on se trouvait encore dans les
parages quand le soleil se couchait, on courait jusqu’à la maison comme si on
avait les pieds en feu. Et vous savez pourquoi ? Eh oui, les enfants,
exactement : parce que la vieille Griffella était une sorcière. Un jour,
Ellis Butts a volé des cerises dans son verger et elle l’a
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