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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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la tunique de l’ange qui veille sur toi.
    Comme il l’avait fait avec M’dame L’Orange, Liberty se
contentait de digérer avec une impartialité sereine toutes les miettes qui
pouvaient tomber dans son assiette, qu’elles soient valides ou fallacieuses,
humbles ou extravagantes. Une bonne partie de ce qu’il apprenait resterait à
jamais associée dans son souvenir à un décor spécifique : le latin et le
grec à la table de la cuisine avec sa mère, la géométrie et la philosophie dans
le bureau avec son père, et bien sûr les miscellanées vertigineuses de Tante
Aroline qui repoussait le garçon de pièce en pièce, au gré de ses tâches
domestiques. Sans oublier les innombrables livres consommés dans la solitude,
sous le vieux noyer qui dominait la clairière de l’est, ou encore, avec les
chiens pour oreillers, allongé par terre devant la cheminée, en grignotant
pensivement un fruit. Car, aussi longtemps que vivrait Liberty, les collines de
Mycènes hantées par les dieux ressembleraient toujours aux sommets arrondis,
couronnés de pins, qui entouraient Delphi, de même que la Révolution américaine
resterait baignée du parfum humide et fleuri des poires mûres.

 
6
    Dès l’instant où le petit Liberty, dangereusement précoce à
tous égards tant physiques que mentaux, acquit une capacité minimale de
locomotion, il échut aux adultes qui le surveillaient la nécessité épuisante de
jouer le rôle de sentinelles et de guetteurs. Un regard détourné, un instant
d’inattention – pour enfourner la tarte, chercher dans une niche du
secrétaire la dernière lettre de L. Tappan, lancer par la fenêtre un
ballot de linge sale à Aroline, qui faisait la lessive à l’eau bouillante dans
le jardin – et le garçon avait disparu, volatilisé sous votre nez. Il
semblait doté d’un instinct infaillible pour repérer les portes laissées
entrebâillées et se glissait en rampant, avec une énergie aussi infatigable que
surprenante, à travers une succession de seuils prometteurs, jusqu’à ce que son
avancée vienne buter sur la porte d’entrée, habituellement verrouillée, et où
on le trouvait parfois occupé à se cogner, cogner, cogner doucement le crâne, aux
cheveux fins, à la peau tendre, contre le chêne obstiné.
    D’ailleurs, sitôt maîtrisés les plaisirs enivrants de la
bipédie, même une porte close ne constitua plus qu’un obstacle temporaire, tant
le rusé garnement avait été prompt à résoudre également l’énigme retorse des
poignées et des serrures. Liberty, qui veillait interminablement, réclamait une
vigilance presque impossible à maintenir. Par un matin exceptionnellement
affolant, Roxana, dans un élan de panique éplorée, se rua hors de la maison
vide et repéra son fils prodigue à vingt mètres au-delà de la barrière de la
route, trottinant d’un air décidé sur ses jambes arquées et potelées, les bras
levés, et nu comme un ver. Elle se précipita pour l’arracher au sol, juste
devant les roues bruyantes de la diligence Albany-Schenectady.
    « Tout cela, c’est ta faute, commenta malicieusement
Thatcher, à l’abri des pages de L’Écho de Delphi. Ce garçon assume
simplement les conséquences du nom dont tu l’as baptisé.
    — Et si j’avais choisi de l’appeler Rex, rétorqua
Roxana le sourcil haussé, il aurait donc dû courir à quatre pattes et aboyer
contre les inconnus ? »
    Thatcher haussa les épaules. « Comment le savoir ?
Il n’est guère de choses importantes en ce bas monde que nous puissions
pleinement comprendre. »
    Telle était à l’époque la nature de leurs échanges intimes.
Thatcher, depuis toujours enclin à des humeurs de teinte et de puissance
diverses, était souvent effleuré par les ailes de la mélancolie, qui telles des
chauves-souris se suspendaient ténébreusement aux parois grêlées et sombrement
luisantes de son moi caverneux, prêtes, à la moindre provocation, à se lancer
dans un vol agité d’une durée imprévisible. Désespérant de son pays, de sa
croisade, de ses maigres capacités, il se complaisait dans sa propension innée
aux spéculations futiles, entraînant Roxana dans des discussions extravagantes
sur des postulats auxquels lui-même, soupçonnait-elle, ne croyait pas. Lorsque
cette humeur le prenait, ainsi qu’elle l’avait appris au fil des années,
l’attitude la plus prudente consistait à se détacher doucement, à céder
gracieusement le terrain. Malgré tout,

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