La Poussière Des Corons
peu
partout.
Mais nous, nous ne pouvions pas nous réjouir. Marie venait
de mourir. Mon père ne reviendrait jamais à la maison. Ma mère et moi, debout
sur le seuil, nous avons écouté le message de paix des sirènes, nous avons
regardé les gens s’embrasser et chanter La Marseillaise, et nous sommes restées là, serrées l’une contre
l’autre, à la fois soulagées et meurtries, le cœur lourd, les larmes aux yeux.
3
LA guerre était terminée, mais elle ne laissait autour d’elle
que désastre, ruine et désolation. Pour ceux qui restaient, comme nous, il
fallait apprendre à recoller, le mieux possible, les morceaux de notre vie
brisée.
Nous n’étions pas les seules à pleurer la mort d’un être
cher. Bien peu revinrent de la guerre. Et, parmi eux, nombreux étaient les
blessés. Dans notre rue, le fils du vieux Victor, celui qui avait aidé Charles
dans ses débuts au fond de la mine, était rentré chez lui bien mal en point. Il
avait eu les poumons brûlés par une explosion de gaz toxique, et dépérissait
peu à peu. Au bout de quelques mois, il mourut, après d’atroces souffrances. Le
désespoir du vieux Victor, qui avait déjà perdu sa femme, et qui se retrouvait
seul au monde, fit peine à voir. À lui aussi, la guerre avait détruit sa vie.
Jeanne et Pierre ne se consolaient pas de la mort de Marie. Pierre,
de nature plutôt renfermée, ne disait rien, et souffrait à sa manière
silencieuse. Il suffisait de voir son regard pour comprendre la blessure qu’il
portait en lui. Jeanne, elle, en parlait plus facilement. Elle se plaignait
doucement :
— Ma seule fille, disait-elle, je n’en avais qu’une,
et elle m’a été enlevée.
Souvent, elle venait chez nous, quand Pierre était au
travail. J’aurais voulu la consoler, mais j’étais impuissante devant une telle
douleur. Je l’entendis une fois dire à ma mère :
— Je sais, Louise, toi, tu as perdu ton mari, d’accord,
c’est dur. Mais perdre un enfant et continuer à vivre alors qu’il n’est plus, c’est
l’enfer.
Je ne l’ai plus jamais vue sourire, la mort de Marie avait
éteint la lumière dans ses yeux. Elle ne se consola jamais. Une part d’elle-même
était morte en même temps que son enfant bien-aimée.
Charles revint de la guerre. Je le trouvai changé, vieilli. Son
regard portait la trace des atrocités auxquelles il avait assisté. Il s’y
lisait une hantise, une souffrance qui faisaient mal. Il n’en parlait jamais. La
seule chose qu’il me dit, ce fut, un jour, cette unique phrase :
— Tu sais, Madeleine, j’ai vu mourir mon ami, le
ventre déchiré par l’éclatement d’un obus. C’était affreux.
Au souvenir des souffrances endurées s’ajoutait l’insupportable
peine causée par la mort de sa sœur. Il ne l’avait su qu’en rentrant chez lui. Il
adorait Marie, et je comprenais facilement le choc qu’il avait pu ressentir en
apprenant qu’elle n’était plus. Là aussi, j’étais impuissante à le consoler. Nous
ne pouvions que parler d’elle, unis par une même douleur.
L’hiver qui suivit l’armistice fut très dur. Le charbon
manquait ; les Allemands, avant de partir, avaient inondé les galeries de
la mine afin de les rendre inutilisables. Les mineurs passaient leur temps à
réparer et à reconstruire. Mais, en attendant, l’extraction était impossible. Une
fois de plus, nous eûmes froid.
Je dormis avec ma mère, et nous nous blottissions l’une
contre l’autre pour essayer de nous réchauffer. Mais notre froid était
intérieur, aussi. L’absence de mon père, que nous savions irrémédiable, nous
glaçait le cœur.
Cet hiver nous sembla interminable. Lorsque le printemps, timidement,
pointa le bout de son nez, je n’osai pas y croire. J’avais tellement été
meurtrie que j’avais pris l’habitude d’évoluer dans un monde gris et sans joie.
Et puis, lorsque les arbres se remirent à reverdir, que les premières
jonquilles fleurirent, j’eus l’impression, moi aussi, de sortir d’un long
engourdissement. Avec surprise, je me sentis revivre. Je redécouvrais des
choses jusque-là oubliées, ou ignorées : la chaleur du soleil sur ma main,
le parfum des fleurs, le chant des oiseaux. Je sentais le sang circuler plus
vite ! dans mes veines, et il me prenait parfois l’envie de courir à
perdre haleine dans le vent.
Je me trouvais coupable, ensuite. J’avais honte de me sentir
si pleine d’énergie alors que mon père, que Marie
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