La Poussière Des Corons
cœur un peu serré, je lui
préparai son cartable, l’habillai de la longue blouse grise que je lui avais
confectionnée, et qui remplaçait le tablier de satinette noire de mon époque. Anna
vint le chercher. Le tenant par la main, elle l’emmena, prenant son rôle très
au sérieux. Je les regardai partir, comprenant qu’une page venait de se tourner.
Mon enfant grandissait, il connaîtrait d’autres horizons, qui l’éloigneraient
de moi. Il était fini, le temps où il était à moi, où c’était moi qui lui
apprenais tout ce qu’il savait. Le regret me pinça le cœur, et je rentrai en
soupirant.
A midi, il revint, enthousiaste. Le maître était gentil ;
il avait reçu un cahier et un crayon, il avait joué aux billes à la récréation.
Il me noyait sous un flot de détails joyeux. J’eus mal de voir qu’il s’adaptait
si bien dans un monde où je n’étais pas, alors que moi, toute la matinée, je m’étais
sentie perdue sans lui et n’avais pensé qu’à lui. Mais aussitôt je me reprochai
ce sentiment, me rappelant mon propre enthousiasme lors de ma première journée
d’école. Alors je me réjouis avec lui. Le soir, comme mon père l’avait fait
avec moi, je regardai avec lui ses livres de classe. Il les montra à Charles
avec une naïve fierté :
— Regarde, papa ! Bientôt je saurai lire, moi
aussi.
Comme moi à son âge, il aima tout de suite l’école. Il fut
très vite le premier de sa classe, et sembla apprendre sans effort. Tout l’intéressait.
C’était un enfant vif, intelligent, sensible. J’étais fière de lui.
*
L’hiver qui suivit fut très rigoureux. Plus d’une fois, la
pompe à eau, au milieu de la rue, fut gelée. Dans nos chambres, chaque matin, nous
voyions, sur les carreaux des fenêtres, des fleurs de glace. Il y eut d’abondantes
chutes de neige, et Jean, avec les enfants du coron, s’en donnait à cœur joie. Ils
faisaient des batailles de boules de neige, construisaient des bonshommes que
le froid gelait et gardait intacts longtemps. Jean revenait ensuite à la maison,
les joues rouges, les yeux brillants, et j’étais heureuse de le voir heureux.
Un jeudi, jour sans école, il était parti jouer avec ses
camarades, et je m’affairais à ma lessive, lorsque Anna entra, comme une
tornade, l’air hagard et effrayé :
— Madeleine ! Madeleine, venez vite !
Aussitôt, je m’inquiétai :
— Mon Dieu ! Qu’y a-t-il ?
— C’est Jean ! Il est tombé, il ne bouge
plus. Vite, venez !
Je cherchai mon châle et, dans mon affolement, ne le trouvai
pas. Alors je sortis comme j’étais, en sueur et trempée par l’eau de la lessive.
Dans la rue, je suivis Anna. Tout en courant, elle m’expliquait :
— Il y a eu une dispute. Un des enfants a traité
mon frère Stanislas de « sale polack » et l’a menacé. Jean a voulu
intervenir pour le calmer, mais l’autre l’a repoussé violemment. Jean a glissé
sur la neige durcie et est tombé contre le trottoir. Maintenant, il ne bouge
plus…
Je savais qu’il y avait souvent des disputes, et même des
bagarres, entre enfants français et polonais. « Sale polack » ou « sale
boche » était l’injure qui était le plus souvent lancée à la tête des
Polonais. Jean, d’un naturel doux et tolérant, était jusque-là resté en dehors
des bagarres. Et, pour une fois…
Un groupe d’enfants, debout, silencieux, s’écarta lorsque j’arrivai.
Je le vis, allongé sur le dos, étrangement pâle et immobile. Je m’agenouillai
près de lui, pris sa tête entre mes mains. Les yeux clos, il semblait sans vie.
Je suppliai :
— Jean, Jean, mon chéri… C’est maman. Réponds !…
Il ne réagissait pas, et je m’affolai. Regardant autour de
moi, je vis que d’autres femmes étaient sorties et observaient la scène. L’une
d’elles me dit :
— Attendez, je vais aller chercher une compresse
de vinaigre. Il n’est peut-être qu’évanoui, il a dû se cogner la tête en
tombant.
Elle revint avec un linge imbibé de vinaigre, qu’elle me
tendit. Doucement, avec précaution, je frottai le front, les joues de Jean. En
même temps, je lui parlais, et je ne sais plus ce que je disais. C’étaient des
mots d’amour, de tendresse, de supplication, à genoux dans la neige, je ne
sentais pas le froid qui traversait mon tablier trempé et me faisait frissonner.
J’étais uniquement tendue vers mon enfant, guettant désespérément sur son
visage un signe de vie.
Enfin,
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