La Poussière Des Corons
sommes allés voir, à
Douai, le défilé à l’occasion des fêtes de Gayant. Nous avons pris le train. Ma
mère, mes beaux-parents, Julien, Georges et Anna nous accompagnèrent. J’étais
aussi excitée que Jean à l’idée de voir Gayant et sa famille. Je savais, comme
tous ceux de la région, que Gayant était un géant, vénéré par les gens de Douai
parce qu’il avait sauvé leur ville. J’avais entendu dire qu’il était haut et
impressionnant – vingt et un pieds –, mais je ne l’avais jamais vu.
A la gare de Douai, nous avons suivi le flot de gens qui, comme
nous, allaient assister au défilé. Nous nous sommes arrêtés dans une rue et
nous avons attendu, debout sur le trottoir. La foule, de minute en minute, se
faisait plus dense. Des enfants s’impatientaient. Beaucoup demandaient :
— Il arrive bientôt ?
Peu après, nous entendîmes les tambours, qui annonçaient l’arrivée
des sapeurs. Suivaient les compagnies d’archers, d’arbalétriers, et bien d’autres
que je ne sus pas reconnaître. Ensuite, il y eut des sociétés de musique, puis
des écoles de la ville. Puis encore des défilés de soldats, dont certains à
cheval.
— C’est la garnison de la ville, me dit Charles.
Je regardais tout avec un égal plaisir. Jean me donna un
coup de coude :
— Oh, maman, le joli char ! Regarde !
Un char couvert de fleurs s’avançait, tiré par un cheval
fleuri lui aussi. Sa magnificence me laissa muette de ravissement. Au sommet, assise
sur un coussin de fleurs, une ravissante jeune fille souriait et envoyait, du
bout des doigts, des baisers à la foule qui l’acclamait. D’autres chars
suivirent, tous plus beaux les uns que les autres. J’étais émerveillée, je n’avais
jamais rien vu de tel.
Ensuite, il y eut un creux, et puis, comme une vague, vint, dans
un brouhaha, l’annonce de celui que tous attendaient :
— C’est Gayant ! Voilà Gayant !
Je tendis le cou, pour mieux le voir. Grave, majestueux, impressionnant,
il avançait lentement. C’était un énorme mannequin vêtu de rouge, qui semblait
accueillir les acclamations avec une orgueilleuse placidité. Par la suite, j’eus
encore l’occasion de le voir, mais ce ne fut jamais pareil. Je n’ai plus
retrouvé, les fois suivantes, l’étonnement, l’admiration, le respect même, que
j’éprouvai ce jour-là.
Sa femme, M me Gayant, le suivait, tout aussi
majestueuse et presque aussi grande. Venaient ensuite les enfants : Jacquot
avec un costume de chevalier, sa sœur Fillion, et enfin Binbin, le plus jeune, avec
ses yeux un peu louches, ses yeux « berlous » comme nous disions dans
notre patois. Cela lui avait valu d’être surnommé par les gens du Nord « Ch’Tiot
Tournis ». Il était, Binbin, très populaire et très aimé. En le voyant
passer, les enfants hurlaient les bras tendus :
— Binbin ! Binbin !
Et il allait vers eux, de bonne grâce. Les gens le
touchaient, l’embrassaient, car la tradition voulait que le fait d’embrasser
Binbin portât bonheur. Nous l’avons touché, nous aussi, quand il est passé près
de nous. Dans l’effervescence du moment, comment ne pas y croire ?
Le défilé terminé, nous avons suivi la foule qui se
dirigeait vers la place où étaient installés les manèges. Nous nous sommes
promenés, nous avons acheté une glace. Jean, encore proche de l’enfance, voulut
monter sur les balançoires, puis fit un tour de chevaux de bois.
Nous nous sommes ensuite dirigés lentement vers la sortie. Il
faisait chaud, et il y avait de plus en plus de monde. Soudain, j’ai entendu qu’on
m’appelait :
— Madeleine ! Madeleine !
Je me suis retournée, et j’ai vu Juliette. Elle venait vers
moi. Elle m’embrassa, elle embrassa Jean.
— Bonjour, nous dit-elle. Vous êtes venus voir
Gayant ? Nous aussi. Toute la famille est là-bas.
Suivant la direction qu’elle me montrait, je les vis tous. Je
reconnus, ses parents, et près d’une jeune femme très blonde, je vis Henri. Je
ne l’avais pas revu depuis le jour tragique où il m’avait repoussée, et je le
trouvai vieilli. Mais je reconnus, avec un pincement au cœur, qu’il avait
toujours ce charme trompeur auquel je m’étais laissée prendre. Lui nous avait
vus, aussi, mais ce n’était pas moi qu’il regardait. Avec une étrange
insistance, il gardait les yeux fixés sur Jean, qu’il détaillait avec une sorte
d’avidité. Mal à l’aise, je dis :
— Excuse-moi, Juliette,
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