La reine du Yangzi
sérieusement. Plusieurs familles ont été agressées et comme si cela ne suffisait pas, tous les commerçants chinois de la ville ont baissé leur rideau ! Autrement dit, la vie s’est arrêtée et nous manquerons bientôt de produits alimentaires si la situation s’envenime. Je voulais donc vous informer que je vais devoir prendre des mesures drastiques pour assurer notre approvisionnement.
— Avons-nous des réserves, monsieur le consul ? questionne Olympe.
— Oui et le Taotai m’a assuré que nous pouvions compter sur son aide. Je n’en crois évidemment pas un mot. Et j’en viens au motif essentiel de cette réunion : nous ne pouvons plus compter sur les autorités chinoises. En un an, les responsables administratifs de la ville chinoise et de la province ont beaucoup changé, vous vous en êtes sans doute rendu compte vous-même. Nous ne pouvons plus leur faire confiance. Autant, après l’échec des Boxers il y a cinq ans, les mandarins acceptaient nos demandes après quelques contorsions de façade, autant ils se veulent désormais intraitables. Nous n’obtenons plus rien d’eux et toutes nos démarches, les miennes comme celles de mes homologues européens, restent vaines. C’est nouveau et cela signifie que nous devons nous montrer de plus en plus prudents dans nos rapports avec l’administration chinoise comme avec la population locale. Quand je parle de prudence, ce n’est pas une figure de style. Soyez sur vos gardes : les réactions de la foule chinoise sont incontrôlables.
Un silence lourd comme un impalpable voile de plomb fait courber les têtes. Personne n’ose imaginer ce qui pourrait se passer si les émeutes d’aujourd’hui empiraient. Il traduit mieux que tous les discours l’inquiétude générale et le consul observe bien que, durant ces quelques secondes de mutisme, chacun tente d’évaluer ses pertes et les risques qu’il court. La voix d’Olympe, seule femme conviée à participer à la réunion, s’élève soudain, posée et bien timbrée comme une musique qu’on aurait oubliée trop vite.
— Si vous permettez, monsieur le consul, j’aimerais vous faire part de mon sentiment sur cette affaire.
Autour de la table, chacun est soulagé de la voir prendre la parole. Tout le monde la connaît et personne n’ignore que les relations entre sa famille et le représentant de la République française sont des plus fraîches. Mais la Compagnie du Yangzi pèse d’un poids trop considérable dans l’économie de la concession pour être négligée et les avis d’Olympe sont le plus souvent accueillis avec gratitude. Depuis trente-cinq ans qu’elle vit ici, son expérience de la vie et des réalités chinoises ont permis d’éviter bien des quiproquos entre les consuls successifs et le Taotai. Personne mieux qu’elle n’est capable de comprendre ce que signifient réellement certaines de ses exigences ou ce que masquent à l’inverse certains de ses accommodements.
— Je vous en prie, madame Esparnac, c’est toujours un plaisir de vous écouter, dit le consul d’une voix un peu aigre.
— Tout ce qui arrive devait se produire, c’était inéluctable. Nous avons changé de siècle mais nous ne l’avons pas encore vraiment compris. Les Chinois aussi ont changé de siècle et pour eux cela signifie beaucoup plus que pour nous.
—Je ne saisis pas bien ce que vous voulez dire, madame Esparnac, interrompt le consul.
— J’y viens. Personne ici n’ignore que les Japonais ont gagné la guerre contre les Russes, n’est-ce pas ? Mais avez-vous pris conscience des conséquences de cette victoire pour les Chinois ? Pour la première fois dans l’histoire, un peuple non européen a vaincu un peuple blanc. Et ce peuple est asiatique. Grâce aux Japonais, les Chinois ont retrouvé une certaine fierté, ils ont compris que les Blancs n’étaient plus invincibles et que des « Jaunes » pouvaient les vaincre. Aujourd’hui, les vainqueurs sont les Japonais, demain les Chinois voudront montrer de quoi, eux aussi, ils sont capables. La révolte des Boxers a été une première alerte et, même s’ils l’ont payée très cher, ils recommenceront. Ce qui se passe à Shanghai aujourd’hui est un avant-goût de ce qui nous attend dans un avenir plus ou moins proche. Nous les avons humiliés trop longtemps pour qu’ils n’aient pas envie de se venger et de nous chasser dès qu’ils le pourront.
— Je vous trouve bien pessimiste, madame Esparnac,
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