La reine du Yangzi
intervient le représentant de la Banque d’Indochine. Et je ne partage pas du tout votre sentiment. Les Chinois ont besoin de nous et il n’est pas vrai que nous les humilions, en tout cas pas ici. Mais qui pourrait nier que nous les surpassons dans tous les domaines et qu’il est normal que nous tirions un certain profit de cette supériorité.
— Elle n’aura qu’un temps, monsieur, répond calmement Olympe. Leur supériorité, à eux, est numérique et, quand ils auront pris conscience de la puissance que représentent leurs centaines de millions de travailleurs et de leur habileté à fabriquer à bon marché ce que nous produisons très cher, nous ne pèserons plus lourd.
— Je partage le point de vue de madame Esparnac, dit le consul. Depuis quelque temps, mes interlocuteurs mefont comprendre à demi-mot que la Chine est aux Chinois et certainement pas aux Européens ni aux Américains. Que notre présence sur leur sol n’est qu’un accident de leur histoire bimillénaire. Ils ne voudront plus de nous, un jour, c’est inévitable. Et notre influence sur cette partie du monde est donc condamnée à décliner, j’en ai peur.
— Parce qu’elle sera remplacée par celle des Japonais ? demande quelqu’un
— Sans doute. Leur présence devient très envahissante. Mais c’est surtout la façon dont les Japonais ont mené leur modernisation qui est un modèle pour les jeunes Chinois, en particulier ceux qui sont allés étudier dans les universités nippones.
Autour de la table, on s’agite, on murmure, on proteste, on grogne ; tout le monde refuse de remettre en question le statut des Blancs, leur business, cette vie princière que l’on vit ici dès que l’on a quelques moyens, ce bout de monde qui leur appartient et où l’on peut faire à peu près ce que l’on veut.
— C’est bien gentil de nous prévenir de ce qui va se passer dans un, dix ou cinquante ans, mais en attendant que faisons-nous, monsieur le consul ? questionne Frachon, le président de l’Association des patrons français. C’est bientôt Noël et il serait désastreux pour nos finances de perdre une part de notre chiffre d’affaires à cause de la grève des commerçants chinois ! Faites quelque chose ! Envoyez la troupe pour calmer ces enragés.
On approuve ici et là. Le spectacle des policiers sikhs dans la concession anglaise, impressionnants sous leurs turbans, et des gendarmes annamites en chapeau de paille conique de la partie française n’est qu’à moitié rassurant. On veut du soldat, des troupes de marines, du solide. La voix d’Olympe s’élève au milieu du brouhaha.
— Monsieur Frachon, je vous interdis de dire que cesChinois sont des enragés ! s’écrie-t-elle en le fustigeant du regard.
— Ah, bon ? Alors pourquoi venez-vous de nous expliquer qu’ils ne pensent qu’à nous chasser, hein ?
— Ce n’est pas parce qu’ils veulent nous chasser qu’ils sont enragés !
— Je crains que vous ne vous trompiez, madame. Dans ce pays, il ne suffit pas d’avoir une belle âme, comme la vôtre, il faut aussi avoir la main ferme et savoir s’imposer. Ces gens-là ne connaissent que la force. Il ne faut pas hésiter à l’utiliser, conclut Frachon en se tournant vers le consul.
Olympe se lève brusquement, repousse sa chaise et se dirige vers la porte.
— Je n’ai plus rien à faire autour cette table, monsieur le consul, dit-elle d’une voix à peine moins sereine que d’ordinaire. En tout cas, tant qu’il y aura des gens qui continueront de se croire ici en pays conquis. Et ne comptez pas sur moi pour jouer les intermédiaires, comme vous me l’avez demandé dans le passé !
Catastrophés, le consul et le président du conseil municipal tentent de la retenir mais sans succès. Perdre l’appui discret de la Compagnie du Yangzi dans les négociations avec le Taotai ne va pas faciliter la résolution de la crise.
*
Quand elle arrive chez les Liu, Olympe est encore furieuse de s’être laissé entraîner dans cette réunion qui n’a servi à rien mais lui a montré, une fois de plus, que ses compatriotes – mais le sont-ils encore ? – ignorent tout des mouvements intellectuels et réformateurs qui secouent la Chine, particulièrement Shanghai, et des réalités chinoises.
—Tu as l’air énervée, constate Marie-Thérèse. Viens dans le salon, Joseph y lit son journal. Que penses-tu de mes nouveaux rideaux ? Ils changent tout, non ?
— Ils sont
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