La reine du Yangzi
à convoquer une assemblée extraordinaire. Dans le silence à peine perturbé par la sirène d’un navire au loin sur le fleuve, il observe sa mère, Laure, Joseph, Patrick O’Neill à qui il a récemment proposé d’entrer au capital, et M. Ardain, le directeur de la Banque d’Indochine.
— La guerre contre l’Allemagne a très mal commencé. Le consul vient de m’informer que nos armées ne cessent de reculer et que le gouvernement a quitté la capitale pour Bordeaux, annonce-t-il d’une voix grave. Les Allemands devaient attaquer Paris aujourd’hui. Peut-être y sont-ils même déjà entrés.
Autour de la table, personne n’ose encore imaginer que la France, entrée en guerre contre l’Empire allemand en août, puisse être vaincue encore plus rapidement qu’en1870, bien que chacun redoute ce qui apparaît comme une catastrophe inéluctable. Olympe se retrouve brutalement rejetée plus de quarante ans en arrière lorsque son père lui apprit que les Prussiens avaient envahi la France et que Napoléon III avait capitulé. Elle n’avait que seize ans mais se souvient encore de son affolement et de celui de sa sœur à l’idée que les barbares puissent arriver jusqu’au vieux château familial de Saint-Affrique et les enlever après avoir tué leur père. À ce souvenir soudain très vivant, elle se demande si sa panique d’alors n’était pas à l’origine de son désir de fuir la France dès que l’occasion s’en présenterait, de se projeter le plus loin possible, loin des Allemands, des guerres et des peurs ancestrales. Aujourd’hui, même à l’autre bout du monde, les barbares la retrouvent, la guerre la rattrape, la peur noue à nouveau son ventre.
— La Bourse est au plus bas et nos affaires ont déjà souffert depuis la déclaration de la guerre, continue Louis. Ces revers successifs nous fragilisent dangereusement.
— Je ne vois pas comment, s’étonne Patrick.
— Nos habituels clients chinois nous font moins confiance et s’adressent de préférence à des sociétés allemandes ou américaines. Les nouvelles des victoires allemandes sur les armées françaises ruinent notre réputation et renforcent leur prestige. C’est aussi simple que cela.
— C’est surtout stupide puisque la guerre en France n’a aucune conséquence sur nos capacités logistiques ou financières, constate Laure.
— Mes compatriotes ont une tendance naturelle à respecter la force, explique Joseph. Et, depuis qu’ils sont arrivés à Shanghai, les Allemands les ont plus impressionnés que les Français. Leurs succès militaires actuels renforcent l’admiration de mes amis chinois.
— Charles m’a raconté que, lors de la guerre de 1870,les affaires avaient pourtant continué ici comme si de rien n’était et que les Allemands se contentaient de narguer les Français, dit Olympe. Pourquoi les choses se passeraient-elles différemment aujourd’hui ? Nous entretenons de bonnes relations avec nos clients et concurrents allemands, et nous pourrions peut-être aller discuter avec eux pour convenir que cette guerre ne nous concerne pas et que…
— Non, maman, coupe Louis. Cette guerre justement n’a rien à voir avec celle que tu as connue. Elle est à l’échelle de toute l’Europe. C’est le combat des démocraties contre les empires. Et le consul m’a dit sous le sceau du secret que les Anglais allaient bientôt prendre des mesures avec nous pour neutraliser les Allemands de Shanghai. Nos navires de guerre contrôlent le port. En attendant, les usines tournent au ralenti, les chantiers des nouveaux shikumen n’avancent pas, et l’argent rentre de plus en plus difficilement dans les caisses.
— Je peux vous assurer une ligne de crédit, si nécessaire, propose Ardain, mais le taux d’intérêt risque d’être élevé. L’argent est toujours cher en ces moments d’incertitude.
— Nous tiendrons bon, quel qu’en soit le prix, dit Louis. Ma seule consolation est que nos concurrents sont à peu près dans la même situation que nous.
— Nous pourrions peut-être nous regrouper pour affronter ensemble cette mauvaise passe ? propose Laure. On se défend mieux à plusieurs.
Louis a un petit rire.
— Tu oublies que c’est chacun pour soi ici et que nous espérons tous que nos concurrents soient à terre un jour ou l’autre pour leur donner le coup de grâce, les éliminer ou les racheter à bas prix. C’est la loi du business.
— Nous savons tout cela, Louis, et je
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