La reine du Yangzi
sont également bien renseignés. Les choses devraient se calmer. Dans le cas contraire, nous serons obligés de nous défendre par nos propres moyens.
— Vous en avez ? Nous pourrions aussi alerter les autres entreprises. En nous regroupant pour faire la police nous-mêmes, nous pourrions dissuader la Bande verte et même la faire expulser de Shanghai, non ?
— Les dissuader, peut-être. Les chasser de la ville, certainement pas. Ils tiennent tout le trafic de l’opium, notamment dans la concession française. Ce qui signifie que les complicités dont ils bénéficient sont multiples. Et haut placées… C’est pour cette raison que je ne suis qu’à moitié confiant dans la volonté de la police de les arrêter. En attendant, surveillez Louis et Laure comme je le ferai avec Marc. J’enverrai quelques-uns de mes hommes autour de chez vous pour suivre vos déplacements. Au cas où…
— Si vous vouliez me faire peur, Joseph, c’est réussi ! Vous croyez vraiment qu’ils vont essayer de s’en prendre aux enfants ?
— Shanghai a deux visages. Cette ville est un Janus aux yeux bridés. L’un est celui d’une ville riche, européenne, avec ses clubs, ses bals, ses fêtes et le business des grands taipans anglais et américains. L’autre est celui des bouges, des fumeries d’opium, des maisons de plaisir, des trafics sans nombre de la pègre chinoise et des crapules blanches. C’est ce visage-là qui vient de se révéler. Je sais encore comment nous en défendre mais il arrivera peut-être un jour où nous ne serons plus assez puissants pour y parvenir.
7.
Les vociférations, les cris, les hurlements ne montent pas des tribunes mais des abords immédiats de l’hippodrome, dans Nankin Road. Sur les pelouses, des milliers de Chinois s’agglutinent. Ils n’ont pas le droit de monter dans les tribunes du Shanghai Race Club où seuls sont autorisés les Européens et les Américains. Même les Indiens, bien qu’ils soient citoyens britanniques, se voient refuser l’entrée du club. Dans les gradins, les Blancs conservent leur flegme, à l’abri de leurs jumelles, interrompus, de temps à autre, par le cri strident d’une femme quand son cheval favori gagne la course.
Les Chinois viennent en masse parier ici leurs yuans. Les bookmakers anglais ne se privent pas de faire miroiter les plus grands profits à ces foules ignares qu’ils méprisent mais ne rechignent pas à plumer parce qu’elles sont prêtes à tout pour assouvir leur passion du jeu. Quoi de plus facile, il suffit de s’entendre avec certains propriétaires d’écurie, des jockeys et des lads pour truquer les courses. Les Blancs parient, eux aussi, quoique avec retenue, comme Samuel Lawson, et uniquement quand ils connaissent les chevaux et leurs propriétaires. Même si Olympe n’apprécie pas particulièrement les courses hippiques, elle n’ignore pas que le Shanghai Race Club estl’un des quelques endroits où il lui faut être vue pour maintenir son rang et sa notoriété. Et elle a compris depuis longtemps qu’une bonne partie de son business se fonde sur sa réputation. La visite de Patrick O’Neill lui a ouvert les yeux : beaucoup de Shanghailanders rêvent de la séduire et espèrent bien la mettre dans leur lit un jour ou l’autre. Samuel n’est pas de ceux-là. Elle met le penchant à peine déguisé qu’il lui manifeste depuis longtemps sur le compte de l’affection plus que sur la tentation de l’adultère, très hypothétique chez cet anglican prude dont l’épouse est, par surcroît, une de ses amies. Son invitation à passer ce samedi aux courses est venue à point nommé. Elle veut en avoir le cœur net. Après le déjeuner dans la salle à manger du club dominant les tribunes, elle ose lui poser la question qui la préoccupe depuis des semaines.
— Samuel, nous sommes amis, vous connaissez tout de moi, et vous savez que j’ai beaucoup d’affection pour vous, dit-elle. Répondez-moi sincèrement : à votre avis, devrais-je me remarier ?
Lawson, qui commençait à observer les chevaux entrant les uns après les autres dans le paddock, repose sa paire de jumelles, surpris. Il la dévisage comme pour s’assurer qu’il a bien entendu.
— Ma chère Olympe, vous m’étonnerez toujours ! Ne nourrissez aucun espoir de mon côté, je suis déjà marié, répond-il avec humour. Et trop vieux.
— Et je ne suis pas du tout votre genre, je le sais,
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