La reine du Yangzi
dupe de ses paroles rassurantes.
— Je vous en remercie, dit-elle pourtant, par respect pour cet homme puissant qui a scrupuleusement tenu les promesses de Charles et lui a remis, tous les ans, la somme que le Français s’était engagé à lui donner. Mais il faut toujours prévoir le pire, n’est-ce pas ? Mon fils est encore à Canton et j’ignore si je le reverrai un jour.
— Je vais lui envoyer un télégramme pour lui dire de revenir immédiatement.
Lian pousse un soupir fataliste et refuse de la tête.
— Ce n’est pas la peine, murmure-t-elle. Il arriverait trop tard.
— Quelques jours lui suffiront, insiste Joseph.
— Je ne serai déjà plus là, Maître Liu. Et c’est peut-être mieux ainsi. Je ne veux pas offrir à mon fils le spectacle avilissant d’une mère amoindrie par la maladie. Je préfère qu’il conserve de moi l’image de la femme que j’ai été, fière de ce qu’il deviendra. Il sera avocat, vous me le garantissez, Maître Liu, n’est-ce pas ?
— Oui, répond Joseph. C’est un étudiant brillant et il fera honneur à votre nom.
Ce n’est pas le moment de lui annoncer qu’outre sesétudes de droit, Chang suit surtout des idées et des hommes qui pourraient changer l’histoire de la Chine.
— En revanche, poursuit Lian, il y a une personne qui vit ici, à Shanghai, et que j’exige de voir avant de quitter ce monde.
— Et quelle est cette personne ? interroge Joseph qui se demande s’il ne s’agit pas de son ancienne mère maquerelle ou d’un moine bouddhiste à qui Lian aurait envie de se confier.
— Quelqu’un que vous m’avez empêchée jadis d’aller visiter chez elle, de l’autre côté, chez les Français. Mme Esparnac, la femme de Charles.
— Mon Dieu, murmure Joseph, brusquement aussi pâle que Lian. Vous ne pouvez pas me demander cela, Zhu Lian.
Lian tente maladroitement de se redresser et ses prunelles retrouvent un bref instant leur éclat.
— Si, Maître Liu. C’est ma dernière volonté et vous n’avez pas le droit de la refuser à la mourante que je suis.
— Pourquoi voulez-vous la rencontrer ?
— Pour voir le visage de celle qui m’a pris Charles.
— Olympe Esparnac ne vous a pas pris Charles, plaide Joseph.
— Si. Je lui en ai voulu pendant des années et bien après la mort de Charles. Mais, à présent que mes heures sont comptées, je veux faire la paix avec elle, entendre le son de sa voix, découvrir celle que Charles a aimée plus que moi. Je veux parler de lui avec elle, écouter ce qu’elle a à me dire. C’est une mère, elle aussi, elle pourra comprendre. Faites cela pour moi, Maître Liu.
Ému par la vision de cette femme qui fut si belle et par la dignité dont elle fait preuve, Joseph se sent obligé d’accepter ses dernières exigences. Lian a raison, on doit obéir à ceux qui vont partir afin qu’ils meurent en paix.Peu importe le drame qu’il va provoquer en dévoilant à Olympe tout un pan du passé de Charles qu’elle ignore, peu importe son propre embarras, certaines choses doivent être faites quoi qu’elles en coûtent.
— Je vais lui demander de venir ici, dit-il, si c’est ce que vous voulez. J’espère qu’elle acceptera car la révélation de votre existence risque d’être un choc pour elle.
— Comme la révélation de la sienne le fut pour moi en son temps, Maître Liu. Mais je l’ai surmonté. Mme Esparnac devra elle aussi le dépasser.
Hanté par l’épreuve qui l’attend, c’est en vieillard las de vivre que Joseph quitte la pièce pour rejoindre son palanquin et regagner le siège de la Compagnie du Yangzi affronter Olympe.
Elle est dans son bureau, penchée sur les plans de la filature qu’elle a décidé de construire si le gouvernement impérial autorise les Blancs à implanter leurs propres usines à Shanghai, et pas seulement à faire du négoce. Elle est telle qu’il l’a laissée, deux heures plus tôt, studieuse, réfléchie, et Joseph, une fois de plus, admire cette femme qui, contre vents et marées, a voulu continuer l’œuvre de son mari, l’a développée à force de travail, de ténacité et de sens des affaires. C’est à cette femme qui se donne tout entière à son travail qu’il doit maintenant faire les révélations les plus pénibles qui soient. Depuis des années, il redoutait ce moment, trouvant toujours de bonnes raisons de le reculer, espérant lâchement qu’un événement extérieur le dispenserait de devoir avouer un jour
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