La reine du Yangzi
rêvaient tous de valser avec elle au moins une fois dans leur vie.
Le directeur de la Yokohama la conduit lui-même vers le buffet, lui offre une coupe de champagne, échange quelques mots avec elle puis va rejoindre ses autres invités avec un soupir.
— Ravi de vous revoir, chère Laure, vous êtes toujours aussi rayonnante, complimente Émile Mayer, le nouveau directeur de la Banque d’Indochine. Comment se porte Mme Esparnac ?
— On ne peut mieux, répond Laure, qui connaît l’intérêt que le banquier porte à la santé financière de la Compagnie du Yangzi. Mon frère également, si cela peut vous rassurer.
Mayer pique un fard. Elle sait qu’il n’a pas appréciéqu’Olympe laisse à Louis la direction de l’entreprise car il le juge trop jeune et surtout trop idéaliste. Son refus de voir des enfants travailler dans leur filature fait encore parler dans la concession.
— Il semble réussir parfaitement à la tête de votre entreprise, se défend le banquier.
— Je crois qu’il ne se débrouille pas mal, bien que ses idées novatrices ne lui valent pas que des amis. En tout cas, moi, je les approuve totalement.
— Moi également, intervient Silas Aaron Hardoon avant de faire un baisemain à Laure. Votre frère a raison, ma chère, il faut éduquer ces petits Chinois et non les traiter en esclaves.
Hardoon est l’une des personnalités les plus attachantes de Shanghai. Il a commencé au bas de l’échelle, collecteur de loyers et veilleur de nuit chez les Sassoon, mais il a accumulé une fortune considérable en pariant sur la montée des prix des terrains dans les concessions lors de la guerre franco-chinoise. Laure lui sourit avec affection. Hardoon a épousé une Chinoise, Luo Jialin, au grand dam de la communauté juive de Shanghai, et elle l’apprécie pour avoir osé la braver.
— Je devrais pourtant lui en vouloir, ajoute Hardoon.
— Et pourquoi donc ? s’étonne Laure.
— Louis m’a raflé sous le nez un terrain que je convoitais depuis quelque temps. Mais, bon, les affaires sont les affaires, et contre lui et votre diabolique Joseph Liu, je n’avais aucune chance.
Elle s’apprête à lui répondre quand son cœur s’emballe. Un homme en uniforme noir, mince, très raide, s’avance vers elle et elle panique soudain en reconnaissant l’officier japonais vu chez le consul de France. Que lui veut-il ? Elle espérait le revoir ici mais au moment où elle l’aurait choisi, pas lui. Au lieu de quoi, il prend les devants.Déconcertée, elle le regarde s’approcher puis claquer des talons en s’inclinant.
— Mes hommages, mademoiselle Esparnac, dit-il d’une voix assurée. C’est un honneur de vous revoir ce soir. Je crains que vous ne vous rappeliez pas de moi : je suis le capitaine de frégate Yoshida Ichirô.
Son français est un peu haché mais chantant. Laure se sent rougir bêtement et le salue d’une inclination de tête.
— J’ignorais votre nom, capitaine, mais je vous avais reconnu, répond-elle. Je n’oublie jamais un visage.
— J’en suis flatté, mademoiselle.
Elle veut répondre quand Robert Cunningham, le fils du patron des chantiers navals Cunningham, s’approche et l’interpelle.
— Tu m’accordes cette valse, Laure ? demande-t-il en lui tendant la main.
Ils se connaissent depuis l’enfance et ont le même âge. Elle hésite un instant, consciente que, si elle lui refuse cette danse, il se vengera en disant partout qu’elle préfère les singes jaunes aux vrais hommes. Mais quelle importance ? Entre le fringant Britannique sûr de lui et de sa haute stature, et le Japonais si austère dans son uniforme noir mais dont les yeux l’hypnotisent, son choix est fait.
— Non, merci, Robert, répond-elle. Je me suis légèrement foulé la cheville et la danse m’est interdite pendant quelque temps.
Pas dupe, Cunningham la salue sèchement de la tête.
— Amuse-toi bien quand même, dit-il perfidement en jetant un coup d’œil assassin au Japonais.
Il tourne à peine les talons que Yoshida offre son bras à Laure.
— Venez, je vous accompagne vers un des salons. Vous pourrez vous y asseoir à votre aise.
Elle le regarde, surprise. L’a-t-il vraiment crue ouentre-t-il dans son jeu dans le seul but de se retrouver en tête à tête avec elle ? Si tel est le cas, il ne manque ni d’assurance ni de réflexe. Elle rit doucement en se disant qu’elle a bien fait de venir : la soirée promet d’être amusante. Après tout,
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