La Religion
était mort aussi ? Et Orlandu, le fils qu’elle n’avait jamais connu et jamais revendiqué ? Elle ne voulait pas y croire. Elle ne le pouvait pas, sinon elle ne pourrait pas le supporter. Elle referma les yeux bruns et la bouche ouverte du jeune homme, tint son visage froid entre ses mains et sanglota dans le crépuscule écarlate, sentant qu’elle ne méritait même pas une prière.
Des mains venues de derrière elle la prirent aux épaules, la remirent sur pied et elle enfouit son visage contre une épaule vêtue d’une chasuble noire. Des bras l’enlacèrent et elle s’accrocha à une poitrine blasonnée d’une croix. Elle pleura, avec l’étonnement et l’abandon d’une enfant. Elle pleura comme elle n’avait jamais pleuré de sa vie. Un millier de chagrins se chevauchaient à travers elle : pour le jeune homme sans nom à ses pieds et tous ses pareils. Pour Tannhauser et Orlandu, qu’ils vivent encore ou pas. Pour son père dont elle avait brisé le cœur et dont elle avait souillé l’honneur. Pour l’amour qu’elle avait connu et qu’elle avait perdu. Pour l’amour qu’elle n’avait jamais vécu et qu’elle regrettait plus profondément qu’aucun autre.
Elle reprit son souffle et leva les yeux. C’était Lazaro, comme desséché et tout aussi dévasté de douleur, le chagrin de ses yeux aussi infini que le sien propre. Mais du fond de son cœur immense, il réussit à extraire un sourire d’une gentillesse sans limites.
« En haut de cet escalier, dit-il en indiquant un passage d’un mouvement du menton, il y a une petite chambre et un lit de camp. Le lit est étroit et dur, mais je vous promets que vous vous y sentirez comme sur un nuage. Allez-y maintenant et reposez-vous. »
Carla recula, s’essuyant le visage. Elle regarda le jeune mort.
« Je l’ai renié », dit-elle.
Lazaro l’obligea à tourner à nouveau son visage vers lui. « Saint Pierre a renié Notre-Seigneur par trois fois. Cela n’a pas été un obstacle à sa sainteté. » Il tenta un autre sourire, puis son expression se ferma. « Si nous épuisons notre moral, nous ne pourrons apporter nulle aide à ceux que nous servons. Et si nous ne servons pas, nos vies n’ont pas de sens. Le lit est à moi et je m’en sers, croyez-moi. Faites ce que je vous dis. Reposez-vous. Et souvenez-vous que Dieu vous aime. » Il désigna tous les blessés allongés autour d’eux. « Il y aura plus encore à faire quand vous reviendrez. »
LE LIT ÉTAIT ÉTROIT et dur, et effectivement comme un nuage. Elle resta allongée dessus pendant une heure et même si elle fermait les yeux, elle était trop épuisée et dévastée pour dormir. Des rubans de pensées et des moitiés de rêves s’enroulaient dans son esprit. Elle songea à Tannhauser, à ses muscles couverts de cicatrices et sa flamboyance visionnaire, la franchise de son regard – sur elle, et sur un monde devenu dément. Elle s’imagina mariée avec lui, et en paix, et seulement inquiète des petits aléas de l’existence. Elle entendait sa voix lui réaffirmer que toute chose doit finir. Et peut-être sombra-t-elle dans le sommeil après tout, car il se faufila dans la minuscule cellule et il était nu. Elle l’avait vu – elle l’avait espionné un jour – dans son bassin, et ce souvenir enflammait son imagination. Il la fit lever du lit et la débarrassa de ses jupes ensanglantées. De son propre chef, elle s’agenouilla devant lui. Ses doigts s’accrochèrent à ses cuisses denses et illuminées. Elle ferma les yeux, les rouvrit et gémit. Elle se tordit de convulsions, prise d’une douleur si intense qu’elle s’éveilla, et le rêve s’enfuit et elle se retrouva seule dans les échos de l’obscurité. Mais les échos étaient bien réels, issus du monstrueux drame en bas, et d’autres images achevèrent de violer son fantasme. Cette conjonction de guerre et d’érotisme l’emplit d’une soudaine confusion. Elle pleura et serra ses bras contre sa poitrine.
Elle demeura allongée ainsi pendant un long moment. Puis ses larmes décrurent et elle se sentit comme reconstituée. Même si la raison lui dictait le contraire, elle, comme Bors, refusait de croire que Tannhauser fût mort. Quelque chose en elle insistait en ce sens. Et si Tannhauser était en vie, Orlandu devait l’être aussi, car Tannhauser était son bouclier. Elle les aimait tous deux, sans condition ni limite. Dans un monde dont l’ascendant était
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