La Religion
lui son cœur se fendit en deux. À travers cette blessure, la grâce de Dieu entra comme un torrent. Il fut empli d’un chagrin trop énorme pour être contenu, il gémit, la serra contre sa poitrine, enterra son visage dans ses cheveux et grogna de douleur. Et il supplia Jésus-Christ pour qu’il lui accorde merci, et implora l’âme d’Amparo de lui pardonner.
C’EST AINSI QUE GULLU CAKIE le trouva. Tannhauser sentit la main du vieux gredin sur son épaule et leva les yeux. Dans les profondes crevasses gravées sur les joues de Gullu Cakie, dans ses yeux plissés de soleil, il vit comme un reflet ombré de lui-même, parce que Gullu aussi avait perdu beaucoup de ceux qu’il avait aimés, et même si, dans la perte, tous se sentaient seuls, tous ici avaient une sorte d’acquis commun de camaraderie. Tannhauser reposa doucement Amparo sur le lit. Ses yeux étaient encore ouverts. Même dans la mort, ils semblaient lumineux d’une sorte d’essence qui refusait l’extinction. Il les ferma. Il se leva.
« Vois ! » dit Gullu Cakie.
Il désignait la main d’Amparo qui serrait le peigne d’ivoire et d’argent qu’il avait acheté au bazar. Tannhauser le dégagea. Ses dents étaient laquées de sang.
« Jésus a triomphé de la mort, et il en sera ainsi d’elle, car telle est sa promesse, dit Cakie. Elle restera toujours avec toi, si tel est ton souhait. Mais la vie continue. Et tu as du travail à faire. »
Le cœur de Tannhauser sombra. Il était nauséeux et abattu. Il avait son compte. Le chagrin n’était pas le bagage idéal pour aller au combat. Il voulait nourrir ses larmes. Il voulait courir. Jusqu’au bateau à Zonra. Jusqu’aux navires turcs. Jusqu’à une bouteille et une plaque d’opium. Mais Carla était encore là, dehors. Et Orlandu aussi. Et Ludovico et son engeance infecte et pourrie. Tannhauser planta le peigne d’ivoire dans ses propres cheveux. Il allongea Amparo bien droite et lui croisa les bras sur la poitrine. Il aperçut une fois encore les hématomes bleu et jaune sur ses bras minces et les marques de morsures qui profanaient ses seins. Le chagrin battit en retraite vers quelque havre caché en lui et non sans raison, car quelque chose de terrible s’élevait dans sa poitrine pour prendre sa place. Et c’était aussi bien, car il avait des choses terribles à faire. Il prit le drap froissé au pied du lit, le secoua et le laissa tomber sur le corps d’Amparo comme une caresse. Et tout était fini et Amparo était partie.
Avec le lever du jour, les cloches de San Lorenzo éclatèrent en carillons de victoire.
Tannhauser traversa la pièce et arracha la harpie tremblante du coin où elle s’était réfugiée.
Il se tourna vers Gullu Cakie. « Je vais retrouver le garçon, Orlandu. Tu viendrais avec nous ? »
IL SUIVIT GULLU CAKIE jusque dans les cachots en traînant la vieille par les cheveux. Bors avait été enfermé dans un trou ménagé dans le sol, et, une fois libéré, il s’était jeté sur son geôlier avec une violence si sauvage que Gullu s’était éclipsé de la cellule et avait verrouillé la porte. Comme ils avançaient dans le couloir suintant, ils entendirent Bors qui vomissait, et les gémissements étouffés de sang de sa victime. Gullu ouvrit la porte et Bors se retourna pour leur faire face, les mains comme des griffes. Le geôlier était étalé sur le sol derrière lui, ses membres tordus selon des angles contraires à la nature, et ses orbites entièrement vidées. La trappe d’une oubliette était ouverte.
« Bors, dit Tannhauser, tu tiens debout ? »
Le regard de Bors s’éclaircit. Pendant un bref instant, Tannhauser aperçut dans ses yeux quelque chose de gentil, quelque chose d’enfantin datant d’avant toutes les routes violentes qu’il avait parcourues. Puis Bors, sans même le savoir, bannit ce regard pour de bon. « Ferme comme un roc, dit-il.
– Balance-le dans le trou et allons-y. »
Bors s’essuya la bouche et ramassa le geôlier mutilé comme on soulève un sac. Il le jeta dans l’oubliette la tête la première et le tassa dans le fond à coups de pied. Il tendit la main vers la trappe pour la refermer.
« Cette vieille horreur était la gardienne d’Amparo, dit Tannhauser. Et Amparo est morte. »
Bors cilla et sa brutalité se teinta de tristesse, parce qu’il avait considéré Amparo comme son amie, et qu’il avait lui aussi échoué à la protéger. Tannhauser
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