La Religion
poussa la vieille à travers le cachot et elle bredouilla de terreur quand Bors la saisit par le cou. Tannhauser désigna l’oubliette et le geôlier brisé écrasé dedans.
« Qu’elle lui tienne compagnie… »
SAMEDI 8 SEPTEMBRE 1565 – LA NATIVITÉ
DE LA SAINTE VIERGE MARIE
Le Grand Terre-Plein – La crête de Naxxar
– La baie de Saint-Paul
GRACIÉS D’UNE CONDAMNATION certaine, les habitants de la ville avaient succombé à une frénésie festive. Les églises étaient si pleines qu’on chantait le Te Deum dans les rues pendant que des chapelains célébraient la messe sur la piazza et la place du marché. On brandissait des icônes de la Vierge, et les cloches du salut carillonnaient. Des gens s’embrassaient en pleurant dans les ruines. La main de saint Jean le Baptiste fut sortie de sa sacristie et menée en parade pour être adorée. Leurs prières avaient été entendues et leur héroïsme stoïque récompensé. La volonté de Dieu avait été déterminée. Les chevaliers de la Sainte Religion avaient prouvé qu’ils avaient raison, devant l’éternité et le monde.
Mais à travers cette joie chevauchaient trois cavaliers dont les cœurs étaient fermés à l’extase.
Leurs montures enjambèrent les boulets qui jonchaient les gravats alors qu’ils s’éloignaient des barricades abandonnées pour passer par la porte Provençale. Tannhauser leva les yeux. Sur le bastion au-dessus, il vit qu’on balançait au bout de sa corde le dernier, le malchanceux, le cent onzième musulman sacrifié du siège. Et comme si les pierres elles-mêmes protestaient contre cette énormité, toute une section du mur ébréché bâilla soudain et s’effondra dans la douve avec un soupir de poussière. Mais même si quelqu’un l’entendit, personne ne s’en soucia. On n’entendrait plus non plus l’écho de l’appel du muezzin venu des collines.
Les portes étaient grandes ouvertes et ils les passèrent pour s’avancer vers le Grand Terre-Plein. Des milliers de cadavres abandonnés pourrissaient et se liquéfiaient au soleil, et si les Turcs avaient été vaincus, les multitudes de mouches ne l’avaient pas été, et elles sillonnaient cette étendue noire et puante en tourbillons bleus et bourdonnants. Des vautours bondissaient dans la putréfaction, et corbeaux, corneilles et mouettes criaient leurs propres ovations à la victoire en tournoyant et en plongeant.
Tannhauser, Bors et Gullu Cakie traversaient de front cet espace livré au fléau comme trois cavaliers apocalyptiques à qui il ne manquait que la famine dans leurs rangs. Personne ne parlait car il n’y avait rien à dire, ni de mots qui auraient pu même servir. Jusqu’à la plus lointaine limite de leur vision, et dans toutes les directions, il n’y avait qu’une terre dévastée par la guerre. Les galeries de mine effondrées, dont certaines fumaient encore, découpaient le terrain plat comme la preuve de quelque vaste rupture géologique. Les retranchements qui étripaient les pentes étaient vides, comme si leur but n’avait été que de violer les collines. Les ravines descendant des hauteurs étaient contaminées de débris d’attelages, d’écouvillons de canons et de montagnes d’excréments humains. Sur leur droite, la façade brisée de Saint-Michel était zébrée d’empâtements de sang, de suie et de graisse. Ses douves débordaient et puaient d’un humus de cadavres humains infestés de vers. Ils traversèrent les ruines de Bormula, au travers desquelles tant de charges avaient été lancées juste avant d’être brisées. Des armes, des os et des fragments d’équipements pourrissants, des crânes dénudés d’hommes et de chevaux, et des morceaux de charognes jaunies à moitié consumés s’entassaient à profusion. Les chevaux s’effarouchaient quand des vautours dérangés battaient des ailes autour d’eux, et Buraq en particulier tremblait d’une horreur équine, comme si sa grande âme animale ne parvenait pas à incorporer une telle horreur.
Ils grimpèrent les pentes de Corradino et dominèrent soudain le Marsa.
Cette plaine jadis fertile était constellée de milliers d’anciens feux de camp, et mouchetée de puits empoisonnés et de latrines bourdonnantes. Un sirocco s’était paresseusement levé d’Afrique et dans son souffle désertique d’innombrables fumerolles montaient en spirales obliques d’amas de fourrage abandonnés et incendiés par le Turc.
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