La Religion
Elles dérivaient en nuées sales à travers des tentes en lambeaux qui claquaient, vides et délaissées, entrelaçant des touches amères et âpres dans la puanteur douce et jaunâtre de la décomposition. Des milliers de fours à pain faits de briques d’argile se dressaient en groupes géométriques, comme autant de villages construits par des nains qui auraient craint le soleil. Et là où, comme une épidémie, s’était jadis étendu l’hôpital des mutilés, des pyramides de cadavres attiraient des colonies de rapaces voûtés, pendant que les auvents sordides de mâts et de toile remuaient dans le vent tels des épouvantails désossés. Et dans cette immensité lugubre et abandonnée de Dieu, rien d’humain ne bougeait, sauf eux trois.
Au-delà du dos scarifié du mont Sciberras au nord, la bannière à croix blanche sur fond écarlate des chevaliers flottait sur la coquille brisée du fort Saint-Elme. Dans la baie de Marsamxett, la queue de la flotte turque filait vers le large, virant au nord vers la baie de Saint-Paul. Ils laissaient derrière eux des douzaines de galères en flammes, car ils n’avaient plus assez de marins pour les manœuvrer ni de passagers à emporter. Les eaux du port couvaient sous la noirceur comme si la mer était un brouet de soufre. Tandis que cette flotte fantôme brûlait et coulait sous le bleu, d’énormes plumets de vapeur explosaient vers le ciel et des lambeaux de voiles enflammées retombaient sur la plage, et bien qu’aucun humain vivant n’ait vu de telles choses auparavant, tous trois ne disaient rien, ni ne ressentaient d’étonnement, car l’enfer ne réservait plus la moindre surprise à des hommes comme eux.
Ils poursuivirent leur route, laissant derrière eux cette terra damnata , et Gullu Cakie les mena vers le nord, vers la crête de Naxxar. Là, ils entendirent le bruit du choc de la bataille : la bataille finale, plus inutile encore que tout le reste, et qui allait étouffer les eaux de la baie de Saint-Paul sous ses morts au champ d’honneur.
AU SOMMET DE LA CRÊTE, ils tombèrent sur le chevalier commandeur des renforts, Ascanio de la Corna. Tannhauser glana des nouvelles auprès d’un aide de camp surexcité.
L’armée turque, encore forte de près de trente mille hommes en comptant ses réserves, mais prise de peur face à vingt mille combattants chrétiens tout frais, avait passé la presque totalité des vingt-quatre dernières heures à embarquer sur les navires et les galères de Piyale. Aux premières lueurs de ce jour, les éclaireurs spahis du Sari Bayrak avaient confirmé que les renforts ne comptaient en fait que moins de la moitié de ce nombre, et la rage notoire de Mustapha l’avait consumé. Déterminé à tirer quelque honneur d’un désastre annoncé, il avait immédiatement débarqué neuf mille des meilleurs hommes qui lui restaient, et avait marché à leur tête vers la crête de Naxxar pour livrer bataille. Rage ou pas rage, une victoire éclatante rendrait si bien leur moral aux Turcs que la conquête de Malte pouvait très bien s’accomplir du même coup. La flotte de Piyale avait remonté la côte et jeté l’ancre dans la baie de Saint-Paul, d’où l’armée pourrait évacuer en cas de catastrophe.
Et c’était précisément vers la catastrophe que Mustapha avait mené ses hommes.
Entre Naxxar et la crête de Wardija, moins d’un mille plus au nord, le bassin de Bingemma s’ouvrait à la sortie du défilé, et descendait vers la baie. À l’aube, l’infanterie espagnole et les chevaliers de l’ordre nouvellement arrivés de Sicile avaient chargé du haut de la colline pour attaquer la sortie turque de front. Au même moment, la cavalerie de Lugny, après avoir quitté Mdina et suivi la route des crêtes jusqu’à Mgarr, était descendue de l’ouest pour prendre la colonne de Mustapha par le flanc. Après une heure de combat féroce, l’armée musulmane épuisée avait rompu et commencé à fuir vers la baie.
Tannhauser évalua le tableau. Négligé tout l’été durant, le bassin de Bingemma était une vaste étendue de champs et de friches desséchés. Peu auparavant grenier à blé de l’île, c’était désormais un cirque sanglant semé de milliers de morts, du vacillement de blessés en marche et des formes agonisantes de vingtaines de chevaux fouettant l’air de leurs sabots. Tout cela miroitait sous la chaleur grandissante comme une géhenne fantaisiste et
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