La Religion
Tannhauser pouvait voir, les cavaliers turcs, contrecarrés par les piquiers chrétiens, combattaient désormais à pied pour la plupart.
Sur la pente douce du bassin, à un quart de mille de la ligne de bataille, quelques centaines de chevaliers montés s’étaient reformés en coin et ils abaissaient maintenant leurs lances et galopaient vers la charnière de la gauche turque. L’infanterie espagnole sentit leur tonnerre faire vibrer le sol et le sargento mayor cria un ordre, qui fut immédiatement exécuté par les abanderados . Le génie de l’escadron de tercios résidait dans la coopération stricte entre lanciers et arquebusiers de la même formation. Au signal bleu et vert des porteurs de fanions, ils s’écartèrent de la ligne de front en reculant comme s’ouvriraient deux énormes portes, des volées de plomb ravageant toujours l’ouverture, et la charge des chevaliers s’engouffra en rugissant dans cet espace. Ils labourèrent les rangs turcs à coups d’acier trempé et les traversèrent jusque sur leurs arrières. Pendant que les cavaliers moissonnaient les vies humaines d’une bonne partie du bassin, un bloc compact de piquiers, cent en longueur sur six en profondeur, s’enfonça dans la brèche et commença à repousser les Sari Bayrak vers la mer.
Tannhauser se tourna vers Gullu Cakie et tendit la main pour récupérer son pistolet.
« Attends ici, pour le salut de ton arrière-petit-fils. »
Avec ce spectacle du malheur turc comme distraction, Gullu semblait ravi d’accepter. Tannhauser passa son pistolet dans sa ceinture et tira son épée, et Bors souffla sur la braise de son mousquet de Damas. Ils descendirent de l’escarpement pour s’enfoncer dans l’ouverture grandissante de la ligne de bataille. Le sol était épais de Turcs massacrés et leurs chevaux se frayaient un chemin dedans avec des pas de danse minutieux. Comme Tannhauser et Bors contournaient l’arrière des piquiers, les musulmans débordés commencèrent à abandonner l’entrée du bassin. Malgré le courage d’acier de Mustapha lui-même tenant leur centre, l’arrière-garde reculait vers la plage de la baie de Saint-Paul.
En une tentative désespérée de les rejoindre, les survivants des Sari Bayrak, désormais isolés, remontèrent en selle et bataillèrent pour passer dans l’ouverture qui se refermait entre le bassin et la baie de Salina. Tandis que les piquiers réduisaient sans cesse la largeur de leur ultime issue, les mangas d’ arquebuceros les décimaient, et les chevaliers montés les attaquaient avec l’ardeur vengeresse du juste. Le sol était bourbeux de sang, l’air était un brouillard étouffant de fumée, de poudre et de poussière. Les trompes, les cris de guerre, les coups de feu et les hennissements de chevaux aux jarrets tranchés ou aux ventres ouverts faisaient trembler le garrot de Buraq, et Tannhauser lui chuchota un gazel à l’oreille pour le calmer. Il scrutait la mêlée enfumée et ne reconnaissait personne. Il poussa Buraq plus près et se dressa sur ses étriers en traversant l’arrière de la ligne. Où, dans ce massacre, pouvait bien être Orlandu ?
AYANT ENDURÉ la terrifiante démence des derniers jours de Saint-Elme, Orlandu avait gardé toute sa tête durant la retraite. Néanmoins, la bataille de Saint-Elme avait été confinée dans des tas de pierres, et les spasmes capricieux de la bataille en terrain ouvert exigeaient toute sa présence d’esprit. Il avait été chargé de s’occuper de trois chevaux de bataille de réserve, et il les avait traînés par la bride depuis la nuit précédente. Avec tant de bruit et de violence, et même aussi entraînés qu’ils aient pu l’être, les chevaux prenaient souvent peur et la plus grosse part de ses efforts consistait à les calmer. Il leur murmurait la Shahada , encore et encore, imaginant que les sons de l’arabe leur étaient familiers. Cela fonctionnait tant bien que mal, mais il était couvert de bleus de la tête aux pieds à force de coups de sabots et il avait oublié le nombre de fois où il avait failli avoir le crâne fracassé.
D’autres valets avaient eu moins de chance. Il en avait vu deux s’effondrer à cause d’une ruade, et un troisième prendre une balle de mousquet en plein visage. Il avait repris les brides de leurs chevaux pour se réapprovisionner, car des cavaliers arrivaient sans cesse, à pied, et lui prenaient les rênes d’une nouvelle monture.
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