La Religion
Certains montaient à cru, d’autres arrivaient avec leur selle sous le bras. La souffrance des chevaux abattus dans la bataille était atroce et l’émouvait plus que les hurlements des hommes. Les bêtes pataugeaient dans des mares de sang, estropiées et stupéfiées d’horreur, ou chargeaient, aveugles et démentes, pendant que d’autres traînaient de grands sacs d’intestins jaunes entre leurs jambes en trébuchant vers la plaine.
Orlandu avait envisagé plusieurs fois de fuir vers le Borgo, mais le moment propice n’était jamais venu, et il était ballotté comme un fétu dans une tempête écarlate. La plupart du temps, il n’aurait pas su dire où était le front et où était l’arrière, et déserter comportait de grandes chances de mourir. Les Sari Bayrak combattaient comme des démons déchaînés, mais le tribut des rangées de mousquets était lourd. Il essayait de garder l’étendard d’Abbas en vue mais, à un moment, il disparut pour ce qui lui parut durer des heures car le vaillant général menait charge après charge au cœur même des rangs chrétiens.
Le régiment semblait désormais coincé contre les rivages de la baie de Salina. Un grand arc de fumée et de combattants à cheval marquait la limite de l’horizon d’Orlandu et il essayait d’ignorer la confusion, de contrôler sa peur et de garder l’esprit clair. Comme Tannhauser l’aurait voulu. Orlandu n’avait plus qu’un seul cheval à garder, et il lui couvrit les yeux avec un fanion déchiré en lui murmurant la Shahada à l’oreille : « Il n’est de Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète. » À ce qu’il pouvait voir, les chevaliers ne faisaient pas de quartier. S’ils passaient, ils allaient probablement le massacrer comme n’importe quel autre Turc. Il regarda l’eau à quelques centaines de pas de là et l’idée d’un plan germa tout d’un coup. Il s’immobilisa pour ôter ses bottes, et l’herbe était propre et fraîche sous ses orteils. Il n’allait pas abandonner le cheval, pas encore. Mais si un cavalier venait à le réclamer, ou si la bataille s’approchait trop près, il se mettrait à courir vers la mer puis s’éloignerait à la nage. Personne ne le suivrait dans l’eau, et si besoin était, il pouvait nager au large pendant des heures.
À peine avait-il conçu cette stratégie qu’un groupe serré de féroces chevaliers se fraya un passage à travers la ligne turque, cavalant vers lui. Celui qui les menait portait une étonnante armure noire striée qui luisait au soleil comme de l’obsidienne liquide. Alors qu’il y avait pléthore de cibles autour d’eux, tout le groupe fonçait droit sur Orlandu comme s’il était le seul Turc dont le sang valait d’être versé. Il jeta son casque, lâcha les rênes du cheval, passa sous son col et se mit à courir vers la baie pour sauver sa vie. En courant, il arracha sa chemise et la jeta de côté. Il entendait le martèlement des sabots et le renâclement des naseaux. Il releva les genoux quand ses pieds atteignirent le sable et il se lança en avant, agitant les bras pour garder l’équilibre. Les vagues étaient de plus en plus proches quand il entendit une voix profonde rugir derrière lui.
« Orlandu ! »
Le nom rebondit dans son cerveau au moment où ses pieds éclaboussaient l’eau. Il ne s’arrêta pas. Il ralentit quand les vagues atteignirent ses genoux et continua à avancer.
« Orlandu ! »
Il risqua un regard par-dessus son épaule sans s’arrêter pour autant.
Le chevalier noir s’était immobilisé au bord de l’eau. Il tenait son épée par la lame, la garde en haut, brandie comme un crucifix. De sa main libre, il lui faisait signe. Le visage sous la visière relevée était vaillant et émacié, les yeux aussi noirs que son armure et tout aussi brillants. Orlandu ne connaissait pas l’homme, mais c’était un chevalier de la Religion. Il se retourna tout en continuant à s’éloigner à reculons. Trois autres chevaliers se déployaient derrière le premier, en un arc défensif. Le chevalier noir appela à nouveau et poussa sa monture dans les rouleaux.
« Orlandu ! Je suis fra Ludovico, de la langue d’Italie ! Nous sommes venus pour toi ! Pour toi, mon garçon ! Pour te rendre à ta mère ! »
Orlandu s’immobilisa, dans l’eau jusqu’à la taille et éclaboussant sa poitrine. Le chevalier noir descendit de cheval. Il semblait immense.
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