La Religion
Orlandu attribua son intérêt à son allure extravagante. Il espéra que son maintien sanguinaire avait impressionné l’étranger aux yeux bleus. Le guerrier large comme un bœuf fermait la marche, adressant de la tête des signes de sympathie aux débardeurs comme s’ils s’étaient rassemblés là pour l’accueillir. Quand il vit Orlandu, il éclata de rire et leva le long canon de son mousquet pour le saluer. Orlandu frissonna de fierté. Quelle journée ! Quels hommes ! Il remercia Dieu de l’avoir placé là, à cet instant précis, parmi de si remarquables personnages et en des temps si extraordinaires.
« Un monde de rêves ! Aha ! Oui ! »
Orlandu se retourna vers Omar. Le karagozi souriait de toutes ses gencives, se balançant d’un pied sur l’autre, comme s’il avait lui-même chorégraphié ces événements avec les ombres de ses pièces.
« Oui, admit Orlandu, sans bien comprendre ce que le vieil homme voulait dire. Un monde de rêves. » Il examina le pavement à la recherche de son couteau et le ramassa. « Merci. » Il inclina la tête. « Je dois partir. »
De ses doigts, Omar imita une araignée qui court. « Le djinn blanc ! Oui ! » Il aboya deux fois et hurla à la mort.
Orlandu hocha la tête. « Oui. Maintenant, je dois y aller. » Il commença à s’éloigner.
« Le jardin de… » Le maltais d’Omar lui fit défaut. Mais, comme nombre d’habitants du Grand Port, comme Orlandu également, sa tête renfermait des fragments d’une douzaine de langues. Le Borgo était une tour de Babel. Les mains d’Omar se mirent à onduler vers le haut pour illustrer la pousse des plantes, puis il mima le fait d’avaler une potion et fit la grimace comme si le goût en était amer. « Le jardin de simples », dit-il en français.
Orlandu acquiesça, car son français était assez bon.
Omar revint au maltais. « La maison des Italiens. Oui ! »
Sur l’arrière de l’une des auberges italiennes se trouvait un jardin de simples clos de murs, où le père Lazaro, maître de l’Infirmerie sacrée, cultivait fleurs et herbes médicinales. De même qu’ils étaient les plus grands guerriers du monde, les hospitaliers étaient également les plus grands médecins. Mais que voulait dire le vieil homme ? Omar regarda la ruelle, mais aucun signe du lévrier.
« Dans le jardin 1 ! Le djinn blanc ! Oui ! »
Omar lança la tête en arrière et hurla vers le ciel.
ORLANDU N’AVAIT RIEN à perdre, et les fous savent souvent des choses que les autres ignorent. Il traversa la ville en proie à la panique, se dirigeant vers le jardin des plantes médicinales. Le soleil d’Afrique du Nord était aussi sans pitié que le désespoir, et toute la gratitude du garçon allait à l’ombre des étroites ruelles. Dans celles qui n’étaient ni pavées ni dallées, là où vivait le commun des gens, la poussière soulevée par le tumulte s’envolait en nuées, se collait à ses cheveux, saupoudrait ses haillons et plâtrait sa langue. Chaque pas était encombré de réfugiés cherchant un abri pour leurs familles et leurs chèvres. Orlandu considérait leur frayeur avec dédain, mais c’étaient des paysans, naturellement timides et peu accoutumés à la guerre, et il fallait s’y attendre. Les chevaliers les protégeraient, les chevaliers et les autres combattants – les soldados particular , les tercios espagnols, la milice maltaise, les tueurs de chiens comme lui-même. Il décida de donner l’exemple en marchant bien droit et sans peur, se dépêchant d’atteindre l’auberge.
Chaque langue de la Religion avait ses propres auberges. Les chevaliers les plus jeunes et les sergents d’armes dormaient dans d’austères dortoirs. Les commandants et les chevaliers plus âgés avaient leurs propres maisons, achetées avec la spoglia , l’argent ramené par leurs caravanes pirates. Les Italiens, langue la plus importante et la plus riche, avaient plusieurs bâtiments, dont leur propre hôpital, aux abords du rivage de la crique des Galères. Le mur du jardin de l’auberge du père Lazaro faisait six coudées de haut. On y entrait par l’arrière, grâce à une grille de fer forgé.
Orlandu regarda entre les barreaux de la grille. Bien évidemment, le lévrier blanc était allongé à l’ombre du mur du fond, mâchonnant les tendres feuilles d’un buisson vert foncé comme pour soigner ses blessures. La compulsion du
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