La Religion
semblait retenir son souffle.
Tous les combattants étaient sur la grande enceinte. Les femmes s’étaient abritées dans leurs maisons pour se protéger de la chaleur et murmuraient des prières à leurs icônes et à leurs saints. Les pressentiments rampaient comme un brouillard dans l’auberge d’Angleterre, et accroissaient la frustration de Carla. Le désœuvrement l’ulcérait et pourtant il n’y avait aucune tâche pressante qui aurait pu l’occuper. Les suppositions d’Oliver Starkey étaient exactes : elle était une bouche inutile. Elle rejoignit Amparo dans le jardin rabougri et desséché. Mattias arriva à midi. Il portait une cuirasse striée, un pistolet et une épée, et tenait un mousquet dans sa main gauche. Accroché sous le même bras pendait un casque morion 1 .
« Le Turc est à nos portes, dit-il. L’Iliade maltaise commence. Je pensais que vous pourriez me souhaiter bonne chance avant que je me joigne à eux. »
DEPUIS LE RETOUR DE CARLA, le Borgo avait bouillonné d’excitation. Le désespoir le disputait à la jubilation. Les émotions allaient et venaient en suivant les marées des rumeurs qui enflaient à chaque coin de rue. Les Turcs se dirigeaient vers le sud, puis vers le nord. Les Turcs, ayant vu leurs défenses, allaient repartir bien vite vers la Corne d’Or. Les Turcs avaient déjà débarqué à Marsamxett. Les Turcs allaient conquérir l’île en une semaine. Il y avait des espions partout. Et des saboteurs. Et des assassins envoyés pour tuer le grand maître dans son sommeil. Des sentinelles avaient été placées sur les bouchons de pierre qui scellaient les caves à grains et les citernes d’eau. L’énorme chaîne de six cents coudées qui barrait l’embouchure de la crique des Galères avait été relevée du fond marin par son cabestan. Les navires turcs rôdaient au large. Le Borgo, L’Isola et Saint-Elme étaient désormais coupés du reste du monde chrétien.
Dans une telle tourmente, les inquiétudes personnelles de Carla semblaient bien petites, or c’était l’endroit de sa naissance et celui dans lequel elle avait donné naissance, et elle exultait d’être revenue. De tous les habitants, c’était les garçons, dont le nombre semblait illimité, qui montraient la plus grande euphorie. Ils ne marchaient jamais s’ils pouvaient courir. Ils ne se taisaient que lorsqu’un chevalier passait. Ils mimaient des combats dans les rues, faisant des provisions de rêves de sacrifices héroïques, dans lesquels leurs propres morts apparaissaient comme les plus héroïques de toutes. La moitié d’entre eux étaient nu-pieds et beaucoup portaient de petites armes – couteaux, hachettes de charpentier, marteaux, bâtons – qui semblaient tout à fait futiles pour cette tâche. Leurs visages étaient tannés et brillants d’une vie maigre et dure. Mais si tous l’émouvaient, aucun d’eux ne provoquait la moindre réaction instinctive suggérant qu’il était son fils.
Les chevaliers étaient solennels et sans peur, car ils étaient les martyrs de Dieu. Dans les rues, des moines en armure passaient devant Carla comme si elle n’avait guère plus d’importance qu’un papillon, chacun préoccupé par des pensées sur son devoir et sa place parmi les saints. Les Maltais avaient un air plus lugubre. Comparés aux chevaliers, ils étaient piètrement armés et protégés. Étant dix fois plus nombreux, ils ne doutaient pas le moins du monde qu’ils allaient mourir en bien plus grand nombre. Ceux qui avaient femme et enfants les rassuraient, puis allaient prendre leur poste. Ces hommes combattaient pour bien plus que Dieu. Leurs femmes étaient celles qui portaient le plus grand fardeau. Elles calmaient les peurs de leurs hommes et gardaient les leurs pour elles-mêmes. Elles emmagasinaient des provisions et échangeaient des remèdes pour les blessures. Elles préparaient leurs cœurs à la mort et à la mutilation de leurs aimés. L’amour était le fragile et secret contrepoids à l’irrésistible peur.
Carla avait l’impression d’être laissée en rade. Sa requête pour aider à l’hôpital avait été refusée ; de même que sa demande pour travailler à l’intendance. Cette dernière tâche lui paraissait tout à fait dans ses cordes, mais le fait qu’en Aquitaine elle gérait une ferme, une vigne, une presse à vin et deux métairies ne comptait pour rien. Elle craignait qu’on finisse par lui donner
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