La Révolution et la Guerre d’Espagne
livre entier pour décrire l’extraordinaire
variété des solutions adoptées par les ouvriers espagnols pour mettre fin à « l’exploitation
de l’homme par l’homme » [111] : l’ensemble peut paraître incohérent et passablement utopique. Une étude
détaillée ne donne pourtant que le désir d’approfondir la connaissance de cette
floraison d’initiatives, pas toujours heureuses, mais presque toujours d’inspiration
généreuse.
Le cas le plus simple est la saisie de l’entreprise par les
ouvriers, l’incautacion :c’est elle qui sera la règle
générale en Catalogne, que le patron ait ou non pris la fuite. Mais quand il n’y
a pas eu saisie, il apparaîtra très vite nécessaire d’établir un contrôle, l’intervencion ,auquel participent conjointement délégués des ouvriers et représentants
officiels. Ces deux formes juridiques qui semblent pour l’instant constituer la
réalisation concrète du mot d’ordre « l’usine aux ouvriers »
donneront naissance à l’étape suivante aux deux formes distinctes des
entreprises collectivisées ou syndicalisées et des entreprises nationalisées.
Pour l’instant, le domaine de chacune varie en fonction des influences
respectives des organisations ouvrières. Dans la région madrilène, où prévaut l’influence
de l’U.G.T., 30 % des entreprises, selon Borkenau, sont intervenidas, sous
double contrôle gouvernemental et syndical : ce sont les plus importantes.
En Catalogne, sous l’influence de la C.N.T., 70 % des entreprises ont été incautadas, et 50 % au Levante. Aux Asturies, industrie et commerce sont presque intégralement
contrôlés, alors que les usines du Pays basque échappent à toute incautacion et à toute intervencion. Il faut, cependant, se garder de
généraliser et de schématiser : ainsi que le souligne une correspondance
du Temps (3 octobre 1936), les Comités ouvriers ne sont pas moins
puissants dans les entreprises contrôlées que dans les entreprises saisies,
puisque leur visa est obligatoire sur tout chèque émis par la direction. Quand,
au début d’août, un décret sanctionne le fait accompli en autorisant l’incautacion des entreprises des « factieux » par l’assemblée des ouvriers et leur
gestion par des Comités élus siégeant avec des représentants du gouvernement,
Robert Louzon écrit que va « tendre à se réaliser dans les usines la même
situation que celle actuellement existante dans l’État : un délégué du
gouvernement qui sera le paravent et le Comité ouvrier – lui-même animé et
contrôlé par le syndicat – qui sera le vrai pouvoir » [112] . C’est qu’en
cette période de multiplicité et d’ « atomisation » du pouvoir,
le gouvernement n’a pratiquement nulle part la force de contrebalancer l’influence
des Comités.
Dans ce cadre général, les modalités varient à l’infini et
nous nous contenterons de quelques exemples. A Barcelone, le fief de la
collectivisation, les ouvriers ont, dès les premiers jours, pris en main les
transports en commun (trains, autobus, métro), les chemins de fer qui seront
bientôt dirigés dans toute la zone par un Comite C.N.T.-U.G.T., le gaz et l’électricité,
le téléphone, la presse, les spectacles, les hôtels et les restaurants, puis la
plupart des grosses entreprises mécaniques et industrielles et des compagnies
de transport : la Ford Motor Iberica, Hispano-Suiza, la Société des
Pétroles, les Ciments Asland, la Transatlantique, la Maritima. Chaque parti et
syndicat s’est emparé d’un local ou d’une imprimerie. Chaque journal d’information
est dirigé par un comité ouvrier, élu avec un représentant de chaque catégorie
de salariés, rédaction, administration, atelier.
Les services publics sont pris en main par des Comités
mixtes C.N.T.-U.G.T. Deux jours après le soulèvement, ils fonctionnent de
nouveau : trains, autobus et métro circulent normalement, gaz et électricité
sont fournis sans panne. Après un délai plus long, les trains circuleront
normalement aussi [113] .
La Ford Iberica Motor, usine de montage, comptait avant la
révolution 336 ouvriers permanents, 142 temporaires et 87 employés. Le
directeur a d’abord accepté de rester comme technicien avec un salaire de
1 500 pesetas par mois, puis il s’est enfui. L’usine est dirigée par un
comité élu de dix-huit membres, douze ouvriers, six employés, dont la moitié
sont à la C.N.T., l’autre moitié à l’U . G.T.
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