La Révolution et la Guerre d’Espagne
Mais une autre version circule de bouche à oreille dans les milieux
politiques et syndicaux de Madrid [171] .
Il y avait à l’origine l’émotion provoquée par la chute de
Badajoz, bastion socialiste, perdue au début de l’insurrection, puis reprise
par les milices. Les vues de Caballero telles qu’il les avait exposées à
Koltsov, rejoignaient celles de la C.N.T. Sur le mot d’ordre populaire de Junte
nationale C.N.T.-U.G.T., des liens se nouent, à Madrid, entre militants des
deux centrales. Largo Caballero, plus tard, en dira simplement : « On
parlait, dans certains milieux, de prendre les ministères et d’arrêter les
ministres. » Selon Rabasseire et Clara Campoamor, une assemblée commune de
responsables U.G.T. et C.N.T. aboutit à la création d’un Comité provisoire
chargé de réaliser le « coup d’État » et l’installation d’une Junte présidée
par Largo Caballero avec des représentants des partis socialistes et
communistes, de la F.A.I. et, bien entendu, de la C.N.T. et de l’U.G.T. : les
républicains en seraient exclus.
Azaña, prévenu, selon Campoamor, par Alvarez del Vayo,
porte-parole du Comité, aurait alors refusé de cautionner ce qui signifiait la
fin de la légalité et menacé de démissionner. Ce serait l’intervention de l’ambassadeur
de l’U.R.S.S., Marcel Rosenberg, à Madrid depuis le 24 août, qui aurait évité
la crise, en retenant le Comité décidé à passer outre à la démission d’Azaña.
Au cours de discussions passionnées avec les membres du
Comité provisoire, l’ambassadeur de l’U.R.S.S. aurait fait ressortir les
incalculables conséquences sur le plan international d’un geste qui, en
entraînant la démission du Président, désarmait les diplomates espagnols, ôtait
l’argument de la « légalité » aux amis de l’Espagne républicaine,
semblait donner raison à la propagande rebelle en présentant aux yeux du monde
un gouvernement de « rouges » que ne couvrirait plus aucune fiction
républicaine et parlementaire. Au « gouvernement ouvrier » projeté par les
syndicalistes des deux centrales, Rosenberg aurait proposé de substituer un gouvernement
de Front populaire, présidé, lui aussi, par Caballero, comprenant des ministres
républicains et auquel Azaña ne pourrait que donner sa caution puisque les
formes seraient respectées. Les arguments prêtés à Rosenberg sont forts :
la conclusion du Pacte de non-intervention a mis le « vieux » au pied du
mur : jusqu’au 24 août, il semble qu’il ait compté que l’intransigeance de
Berlin allait faire échouer les projets de Paris et permettre à l’Espagne d’échapper
au blocus. Mais, après cette date, il n’a de choix qu’entre deux solutions. Il
faut, ou bien pousser la révolution jusqu’à ses conséquences ultimes, instaurer
le gouvernement ouvrier, dénoncer la « trahison » dela
révolution espagnole qu’ont commise, avec la non-intervention, le gouvernement
français de Front populaire et le gouvernement de l’U.R.S.S., susciter dans
leur pays une agitation susceptible de les déborder, mais courir alors le
risque de ne recevoir, avant qu’il ne soit trop tard, aucun secours extérieur –
ou bien grouper toutes les « forces politiques » sur un programme commun
de guerre, ce qui implique le maintien des formes républicaines et l’arrêt de
la révolution, mais ouvre la possibilité d’une aide matérielle de Paris et de
Moscou, cette dernière à relativement brève échéance...
Largo Caballero choisit. Le 1 er septembre, Claridad écrit que la France, « habilement secondée par l’Angleterre, a été
plus efficace que certains ne le supposent. En effet, une guerre internationale
ne peut favoriser que le fascisme et ce péril, pour l’instant, a diminué ».
Prêt à prendre le pouvoir à la tête d’un gouvernement ouvrier, Caballero
accepte l’offre qui lui est faite de tous côtés : il sera le chef d’un
gouvernement fort – c’est de cela qu’il s’agit – jouissant de la confiance des
masses et susceptible de recevoir des appuis extérieurs, puisqu’il reste dans
le cadre de l’État républicain. Ce faisant, il renonce – provisoirement, à ses
yeux – à poursuivre dans l’immédiat la révolution pour gagner d’abord la
guerre. Il croit que sa personnalité, son prestige et son action, le poids de
son organisation, sont les garants que l’arrêt de la lutte révolutionnaire ne
pourra en aucun cas marquer le
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