la tondue
déplacés pour cette foire, la première après la morne saison hivernale qui retenait hommes et bêtes à la maison.
La ville bourdonnait. Des paysannes endimanchées traînaient des enfants fatigués d’arpenter les trottoirs et de coller leurs yeux éblouis sur des vitrines qui, pourtant, n’offraient guère plus de marchandises que deux ans auparavant, pendant la guerre.
Les tickets d’alimentation étaient toujours utilisés et ce n’était pas, aux yeux d’Yvette, très intéressant d’admirer trois ou quatre articles dispersés au hasard derrière des vitres poussiéreuses. Malgré tout, cette foule paraissait joyeuse d’être libre et d’avoir, pour un jour, délaissé ses occupations pour se promener et errer sans but, dans la ville libérée…
Yvette regardait tous ces gens d’un œil indifférent. Elle distinguait, quelquefois, un visage connu qui lui souriait en passant et sur lequel elle ne pouvait rattacher aucun nom. L’esprit bizarrement engourdi, elle suivait les mouvements de la foule qui défilait comme à la parade et elle ne pensait à rien.
De temps à autre, une lancinante question la poursuivait :
« Mais pourquoi donc a-t-elle fait cela ? »
Tout à coup, elle distingua Paul qui marchait fièrement aux côtés de Louis Maréchal. Elle n’avait pas revu Louis depuis la mémorable soirée de la fête où il s’était pris de querelle avec le père. Aujourd’hui, il paraissait encore plus saoul, s’il était possible, que la dernière fois et, à voir l’air réjoui de Paul, Yvette se demanda s’il ne l’avait pas aidé à vider quelques bouteilles !
« Je suis bien, pour partir avec ces deux soûlots ! » pensa-t-elle.
Elle s’avança vers eux car ils ne l’avaient pas remarquée, et les interpella :
« Paul, je suis là !
— Ah, te voilà, je te cherchais partout ! Comment va la Clémence ?
— Bien, bien », répondit Yvette sans commentaires.
Louis la considéra, étonné :
« C’est… C’est toi !… Ce que tu as grandi, tout de même ! La dernière fois que je t’ai vue, tu étais comme ça ! » Et d’un geste hésitant, il désigna la taille d’un enfant de trois ans.
Yvette sourit et tous trois prirent le chemin du causse. Le trajet sur la route fut assez facile. Mais, quand le trio attaqua le sentier de Tire-Cul – le bien nommé – les deux hommes trébuchant et jurant, faillirent, bien souvent, se retrouver les jambes en l’air ! Yvette était partagée entre le fou rire et une vague colère car la montée, déjà pénible en temps ordinaire, était devenue aujourd’hui unexploit quasi impossible pour ces hommes pris de vin.
Enfin, après plusieurs chutes et de longues palabres terminées par de gros rires avinés et de grandes tapes sur l’épaule, au risque d’en précipiter un dans le ravin, les trois voyageurs arrivèrent à la fin du sentier.
Avant de traverser le causse, ils décidèrent de faire une pause. Ils s’assirent à même le chemin, le dos appuyé aux rochers qui dominaient le paysage et Louis sortit une bouteille de vin d’une poche intérieure qu’Yvette n’avait pas remarquée : « Tiens, mon vieux, bois un coup, on l’a bien mérité ! »
Yvette, debout, leur tournait le dos et admirait la petite ville enchâssée dans sa ceinture de boulevards ornés de platanes. L’arrivée du printemps commençait à les barbouiller d’un vert tout jeune encore coloré de jaune et de brun.
Les deux hommes, bien éméchés, jetèrent leurs yeux sur la ville et Louis, secouant Paul, lui dit en riant : « Tu te rappelles, il n’y a pas si longtemps, on les regardait passer, les autres, là, sur le boulevard et on écoutait le bruit de leurs bottes et leurs chants de corbeaux qu’on ne comprenait pas !…
— Oui… Même que tu voulais descendre, toi, pour leur casser la gueule. Rapport à ta femme… Si on t’avait pas retenu… Tu te rappelles ! La Jacqueline !
— Vois-tu, quand on l’a tondue, j’ai pensé, qu’elle n’avait que ce qu’elle avait mérité… Et je ne voulais plus la reprendre. Mais, tu sais ce que c’est… Qu’est-ce-que tu veux que je fasse, tout seul, avec les enfants ? Et puis, elle a peut-être le feu quelque part, mais c’est une sacrée bonne femme ! Vaillante, pas embêtante pour un sou, riante, et tout, et tout… Tu me comprends », acheva-t-il avec un rire égrillard.
Les deux compères avaient totalement oublié l’existence
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