La Trahison Des Ombres
l’herbe. Le cheval hennit et se cabra. Pendant
quelques secondes le magistrat crut qu’ils allaient être tous les deux projetés
dans le fossé mais l’animal était bien dressé. Sorrel se releva en se tenant la
cheville.
— Ce fils de pute d’assassin !
hurla-t-elle.
La monture de Corbett tremblait.
— Là, là ! l’apaisa le clerc.
Il s’immobilisa un instant en attendant que le
cheval se calme.
Sorrel sortit un couteau de son sac et coupa
quelque chose au bout du pont.
— Ça va ! cria-t-elle.
Corbett poussa sa monture en avant puis la
laissa brouter.
— Une vieille ruse de braconnier, expliqua
Sorrel en montrant l’épaisse corde.
Corbett s’accroupit près d’elle : à cause
des fourrés qui poussaient de chaque côté du pont, l’endroit était invisible du
vieux manoir.
— Oui, une vieille ruse de braconnier, confirma-t-il,
et presque mortelle. La corde est solide et bien tendue.
— Était-ce à mon intention ? s’inquiéta
Sorrel.
— Non. On vous a agressée, je suis arrivé à
Beauchamp, le tueur est passé près de moi sur les douves. Il s’attendait à ce
que je me lance à sa poursuite. Et...
Il eut un petit sourire.
— ... C’est ce que j’aurais fait quelques
années auparavant.
Il désigna le poste de garde désert.
— J’aurais chargé par ici et sur le pont :
mon cheval aurait trébuché et je serais tombé ; j’aurais été blessé, voire
tué. L’assassin se protégeait tout en espérant que je serais victime d’un
terrible accident.
Sorrel, boitillant, se releva. Le magistrat la
prit par le bras.
— Venez, ma mie, vous entrerez dans Melford
comme une princesse, escortée par le propre clerc du roi.
Sorrel lui permit de l’aider à se remettre en
selle. Corbett prit les rênes et ils s’éloignèrent à travers la prairie.
Qui pouvait bien être l’assassin ? Malgré l’isolement,
Melford n’était qu’à une courte distance. Corbett examina le terrain et se
remémora les paroles de Sorrel : le meurtrier pouvait se glisser à pas de
loup le long des chemins et des haies. Il pouvait atteindre Beauchamp sans
quitter le couvert. Le clerc allongea le pas.
— Vous réfléchissez, Messire ?
— Oui, répondit-il. Et vous, montez la
garde. Si le tueur a frappé une fois, il peut bien recommencer.
CHAPITRE XV
Une heure plus tard, un autre visiteur
parvenait aux berges de la Swaile. Maître Blidscote, bailli en chef de la ville
de Melford, allait mourir, mais il l’ignorait. On l’avait convoqué dans la
grande noue qui bordait la rivière. Les gens du cru appelaient l’endroit «le
gué », même si celui-ci avait depuis longtemps disparu, emporté par
quelque orage. Blidscote, obéissant, se tenait sur la rive, contemplant les
roseaux et les eaux boueuses qui tourbillonnaient autour d’eux. C’était un
endroit désert et seuls les cris rauques des oiseaux troublaient le silence.
Blidscote avait l’impression que sa vie avait
été emportée par le courant impétueux d’un torrent. La venue du clerc royal
impliquait justice et vengeance. Blidscote était pris au piège. Au fil des ans,
il avait accepté de l’argent, avait cligné d’un œil complice, faisant mine de
ne pas voir ceci ou cela. Il n’avait gardé son statut qu’en pliant devant les
puissants et en molestant les faibles. Le message gribouillé glissé sous la
porte de sa petite maison à Fardun Street lui avait expliqué où il devait se
rendre. Il était inquiet. Il n’aimait pas la campagne – avec ces champs
verts et froids, ces arbres aux branches noires se découpant contre un ciel
gris et bas. Il avait assisté aux funérailles de la fille du charron, ce qui ne
faisait qu’accroître son pessimisme. Il n’aurait pas dû venir, mais avait-il le
choix ? Blidscote s’était contenté de suivre les instructions et de s’assurer
que le jury du procès de Sir Roger rendrait un verdict de culpabilité. Pour ce
crime il pouvait être pendu. Et même s’il ne l’était pas, on pourrait lui
retirer sa charge et que ferait-il alors ? Mendier ? Devenir le
souffre-douleur des habitants de la ville ? Nombreux seraient ceux qui
auraient saisi l’occasion de régler des querelles ou de redresser des torts.
Blidscote s’essuya les lèvres et se retourna
pour jeter un regard en haut de la colline. N’y avait-il pas un cavalier ?
La bière qu’il avait bue si vite lui tordit l’estomac. Il geignit, terrifié.
Weitere Kostenlose Bücher