La Trahison Des Ombres
ne sont pas les seules.
Sorrel lui pressa la main.
— N’oubliez pas que si je vagabonde sur les
routes, d’autres le font aussi : bohémiens, chaudronniers ambulants,
colporteurs, familles en quête de travail. J’ai fini par bien les connaître.
Ils bavardent.
Elle haussa les épaules.
— Deux ou trois femmes de leur groupe ont
disparu.
— Ce qui n’est point extraordinaire,
remarqua Corbett. Leurs femmes...
— Non, non, écoutez-moi, l’interrompit
Sorrel. On a découvert des cadavres, mais je me demande combien d’autres
meurtres ont été perpétrés. La dépouille d’Elizabeth devait-elle être retrouvée ?
Avez-vous déjà assisté à une chasse à la fouine, Messire ? Elles ont des
caches où elles dissimulent la chair de leurs victimes pour revenir les manger
plus tard. Ce tueur aux jets est comme une fouine : il tue et cache, bien
que parfois il ne soit pas assez rapide. Interrogez Blidscote qui recueille les
dépouilles.
— Vous n’aimez pas Messire notre bailli ?
— Il est corrompu et stupide !
cracha-t-elle. Il n’aime rien tant que de plastronner dans la grand-salle en
jabotant sur ses affaires et celles de chacun dans toute oreille complaisante.
Souvenez-vous que c’est lui qui a organisé la fouille de la demeure de Sir
Roger.
Corbett lui saisit la main.
— Prétendez-vous qu’il a été acheté pour
produire cette preuve ?
— Je vous croyais intelligent, se
gaussa-t-elle. Pourquoi Sir Roger aurait-il tué une jouvencelle et l’aurait-il
dépouillée de ses piètres biens pour les garder en son manoir ? Vous
devriez réfléchir plus clairement et agir plus vite...
Corbett perçut la moquerie de son ton.
— ... sinon Maître Blidscote rejoindra
Thorkle et Molkyn. On descendra bientôt sa carcasse en terre.
— Et enfin ?
— Ah oui : le Momeur !
— Le Momeur ?
Sorrel eut un rire de gorge.
— Dans le temps, il y a bien des années, j’ai
appris un peu de latin. Vous souvenez-vous de ces mots des Évangiles, Messire,
quand Judas décida de trahir le Christ ?
Elle fit une pause.
— C’est quelque chose comme ça : « Judas
partit et les ténèbres tombèrent. » Melford ressemble à cela. Quand les
ténèbres tombent, il se passe bien des choses. C’est ce que les gens qui vivent
dans les villes ne comprennent pas. Ils croient que, quand ils sont dans les
champs et les bois, ils sont seuls, mais c’est faux. Je suis témoin d’événements,
parfois drôles, parfois tristes. Oh, pas seulement le galant ardent qui cherche
à séduire la jouvencelle de son choix. D’autres choses aussi. Des hommes comme
le jeune vicaire, Robert Bellen, celui-là est fort étrange. Je l’ai surpris
près de la Swaile ; il était agenouillé dans la boue, nu, à l’exception d’un
pagne autour des reins, et se fouettait le dos à coups de baguette, yeux
fermés, lèvres marmottant des prières.
— C’est extravagance.
— Non, Messire, c’est la vérité. Pourquoi
faut-il qu’un jeune homme, un prêtre de Dieu, veuille se châtier ainsi ?
Corbett déglutit. Il avait entendu parler de ces
pratiques, désir de flagellation et d’autopunition, dans les monastères et les
abbayes. Ce n’était parfois qu’une forme exacerbée de mortification, et parfois
un profond sentiment de culpabilité. Le roi Henri ne s’était-il pas fait donner
les verges en traversant Cantorbéry pour expier le meurtre de Thomas Becket ?
— Avez-vous affaire avec Bellen ? s’enquit
Corbett.
— Très peu. Néanmoins ce spectacle m’a
affligée, Messire. Pourquoi un jeune prêtre aurait-il envie de faire ça ?
Quels péchés secrets dissimule-t-il ?
— Pourrait-il être le meurtrier ?
— Tout est possible, Sir Hugh. Il a fait
peu d’efforts pour se cacher le jour où je l’ai vu.
— Et le père Grimstone ?
— Un bel homme, Messire. Il aime la bonne
chère, le porc rôti, le chapon nappé de sauce et les gobelets de clairet, mais
je n’ai jamais ouï de ragots scandaleux à son sujet. Il cède quelquefois au
courroux. Lui et l’autre, Burghesh, sont inséparables, comme deux commères qui
clabaudent ensemble.
— Et le Momeur ?
— Ça c’est passé juste avant que les crimes
ne reprennent. Furrell avait fait allusion à un homme masqué à cheval, mais c’était
des années plus tôt. Je me suis dit qu’il avait bu et était ivre. C’était par
une journée calme et il faisait beau comme quand le temps va changer.
Weitere Kostenlose Bücher