La traque d'Eichmann
Tabor et Malkin occupaient la banquette arrière dxxxvii . Le silence n’était interrompu que par des rafales de vent et par le fracas du tonnerre dans le lointain. Tous avaient les yeux rivés sur la route. Ils échangeaient parfois un regard : de leur cohésion, ils le savaient, dépendait le succès de l’opération à venir ; elle était le garant de leur liberté, peut-être de leur survie. La peur était là, elle aussi, mais ils avaient depuis longtemps cessé d’y prêter attention.
À 19 h 35, ils arrivèrent rue Garibaldi. Shalom, au volant de la Chevrolet, avait emprunté un autre itinéraire, mais les deux voitures se rejoignirent au même moment. Yaakov Gat était assis à côté de lui ; il était plutôt calme car il savait que leur plan était bien ficelé dxxxviii . Surtout, il avait toute confiance dans l’équipe. Sur la banquette arrière, le médecin restait silencieux et observait ses coéquipiers ; ils lui semblaient appartenir à une autre race d’hommes, et leur placidité le fascinait.
Le bus devait arriver dans cinq minutes dxxxix . Sur la route 202, Shalom arrêta la Chevrolet face à la rue Garibaldi et éteignit les phares. Un camion stationnait non loin derrière eux, entre la voiture et le remblai de la voie ferrée, mais son chauffeur était trop occupé à manger pour les remarquer. Il fallait espérer que rien ne vienne attirer son attention.
Aharoni arrêta sa limousine une dizaine de mètres après le croisement de la voie express et de la rue Garibaldi, l’avant du véhicule tourné vers la maison d’Eichmann dxl . Tabor et Malkin sortirent dans l’air glacé pour ouvrir le capot. Tabor se pencha sur le moteur pour éviter qu’Eichmann l’aperçoive en tournant dans la rue. Malkin se pencha également sur le côté gauche, comme pour observer les environs. Eitan se glissa sur la banquette arrière, le front appuyé contre la vitre froide, les yeux rivés sur l’arrêt de bus. À l’avant, Aharoni regardait dans la même direction à travers des jumelles de vision nocturne. La voiture de secours était à sa place, à une cinquantaine de mètres. Il n’y avait rien de plus à faire qu’attendre et regarder.
Une minute avant l’arrivée du bus 203, ils virent apparaître un garçon d’une quinzaine d’années portant un blouson rouge vif, qui, ayant remonté à vélo la rue Garibaldi, fit halte devant la limousine. Aharoni, le seul à parler quelques mots d’espagnol, sortit de la voiture : il fallait éloigner l’adolescent sans attendre. Celui-ci demanda ce qui se passait et offrit de les aider. Tabor baissa le capot, et Aharoni adressa un sourire à l’intrus en disant : « Merci ! Pas besoin. Tu peux partir dxli . » Malkin lui fit signe de s’éloigner. L’adolescent repartit sur sa bicyclette, laissant flotter derrière lui les pans de son blouson ouvert. Il y avait décidément de l’orage dans l’air.
Il était plus de 19 h 40 et le bus n’était toujours pas passé. Trois minutes plus tard, ils aperçurent au loin les phares d’un véhicule en provenance de San Fernando. Ils avaient passé assez d’heures sur le remblai pour reconnaître les phares du bus.
Malkin se concentra, répétant mentalement les mots « Un momentito, senor » et cherchant à déterminer le meilleur endroit pour aborder sa proie dxlii . Tabor se prépara à rouvrir le capot et à venir en aide à Malkin. Il ne fallait pas recourir à la violence, ils le savaient ; Eichmann ne devait en aucun cas être blessé durant l’opération. Il fallait aussi l’empêcher de crier, ce qui leur compliquait la tâche, mais ils avaient maintes fois répété tout cela. Malkin devait le saisir à la gorge, passer derrière lui et le tirer jusqu’à la portière ouverte de la voiture. Tabor lui soulèverait alors les jambes et, aidé par Eitan, le pousserait à l’intérieur, sur la banquette arrière. Aucun d’entre eux n’était armé – un pistolet, parfaitement inutile pour l’opération elle-même, n’eût fait qu’aggraver leur cas aux yeux de la police dxliii .
Les phares vinrent transpercer l’obscurité, mais, au lieu de s’arrêter devant le kiosque, le bus poursuivit sa route, doubla la seconde voiture, passa sous le remblai et disparut dxliv . Il n’avait même pas ralenti devant l’arrêt. Les membres de l’équipe, désemparés, furent aussitôt pris d’un doute : Eichmann avait-il changé ses horaires, était-il parti en vacances ?
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