La traque d'Eichmann
à dormir dlxxv . Il restait allongé sur le dos, crispant les traits de son visage à intervalles réguliers et comme malgré lui. Selon le muscle facial qu’il contractait, il exprimait mille émotions différentes, de la colère à la détermination en passant par un calme profond. Parfois, il tentait seulement de trouver une position plus confortable, et faisait alors cliqueter les menottes reliant sa maigre cheville au cadre en fer de son lit.
Les yeux bandés, dépouillé de tout objet qui lui eût permis de forcer ses chaînes, surveillé jour et nuit, Eichmann pouvait réfléchir et gigoter tant qu’il voulait : une évasion dans ces circonstances était irréaliste. Mais les agents du Mossad savaient que leur prisonnier ne manquait pas de ressources, et que sa ruse lui avait permis de s’évader de plusieurs camps de prisonniers de guerre, puis d’échapper pendant des années à ses poursuivants. Il fallait être extrêmement vigilant.
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Par un bel après-midi de printemps, à Tel Aviv, la délégation israélienne invitée aux festivités de l’Indépendance embarqua à bord du Britannia Bristol 4 X - AGD au départ de l’aéroport de Lod dcxxvii . Le crépitement des flashes les accompagna jusqu’en haut de la passerelle mobile adossée à l’appareil, long et fuselé, dont l’aileron s’ornait d’un drapeau israélien. Arrivé sur la dernière marche, Abba Eban, le chef de la délégation, sourit aux photographes et adressa un signe de la main aux dignitaires venus assister au départ de l’avion.
Grand, d’allure distinguée, Eban venait tout juste de se faire élire à la Knesset après avoir été ambassadeur d’Israël aux États-Unis puis aux Nations unies. À 45 ans , il était l’étoile montante de la politique nationale ; l’année précédente, il avait aidé Ben Gourion à remporter les élections. Quoique membre du cabinet du Premier ministre, Eban était un ministre sans portefeuille, ce qui en faisait un émissaire idéal. Ben Gourion lui-même l’avait informé, quelques jours auparavant, que le vol était organisé à seule fin de ramener Eichmann de Buenos Aires.
Au moment d’embarquer, le chef de la délégation était donc plutôt tendu. Il emmenait avec lui le général Meir Zorea, chef du commandement nord de Tsahal, ainsi que plusieurs fonctionnaires des Affaires étrangères accompagnés de leur famille. Zorea aurait sans doute approuvé le véritable objet du vol, mais Eban était seul à le connaître ; après la Seconde Guerre mondiale, le général avait fait partie d’un groupe de justiciers chargé de traquer et d’exécuter des nazis dcxxviii . Il était prévu que tous les passagers effectuent le retour sur une ligne civile américaine ; officiellement, en effet, le Britannia devait rentrer plus tôt en Israël pour servir sur les lignes habituelles.
Malgré toutes ces précautions, l’équipage se doutait que ce vol avait quelque chose de singulier dcxxix . Pour commencer, il y avait parmi eux trois hommes en uniforme El Al que personne n’avait jamais vus auparavant. Assis côte à côte, ils ne faisaient même pas semblant de travailler, alors que la liste d’embarquement annonçait un navigateur, un ingénieur de vol et un steward. Ensuite, un équipage spécial ne pouvait comporter qu’un nombre limité d’employés d’El Al ; quand on en voyait plusieurs sur le même vol, il y avait fort à parier qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Le capitaine Shmuel Wedeles, l’un des deux copilotes choisis par Tohar pour cette mission, comprit lui aussi en parcourant la liste du personnel que ce vol était particulier. Ce Juif viennois – enfant, il avait vu une foule forcer un vieux rabbin à manger du porc, puis mettre le feu à sa barbe – s’était enfui tout seul en Israël ; sa famille avait disparu dans l’Holocauste. Wedeles avait combattu dans les rangs de la Haganah et servi comme pilote pendant la guerre d’Indépendance. En voyant Yehuda Shimoni monter dans l’avion, il lui demanda aussitôt : « Qui vont-ils ramener, Eichmann ou Mengele ? » Shimoni répondit que rien de tel n’était prévu, mais sa mine stupéfaite offrit à Wedeles la réponse qu’il voulait.
Le chef de cabine avait également des soupçons. Quand il demanda à son ami Tohar ce qui se passait, le pilote répondit mystérieusement : « Tu ne regretteras pas d’avoir pris part à ce vol. »
Quand tous les passagers furent
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