La traque d'Eichmann
l’aéroport, contrôlaient les gares et les lignes de bus. D’autres fouillaient les synagogues, les hôpitaux et les morgues dans tous les quartiers de Buenos Aires. La forte présence policière ne les ralentissait guère dans leur quête.
Nick et Dieter ne savaient même pas si leur père était encore vivant. Après tout, ses ravisseurs avaient pu l’emmener en dehors de la ville pour l’abattre et l’enterrer ; ils étaient peut-être déjà loin. Les deux frères commençaient à perdre espoir.
Parmi les jeunes têtes brûlées qui les aidaient, certains leur suggéraient de faire preuve d’audace. À leurs yeux, il ne faisait aucun doute que les Israéliens étaient responsables de l’enlèvement de leur père ; il fallait donc kidnapper l’ambassadeur d’Israël, Levavi, et proposer de l’échanger contre Eichmann. En cas de refus, l’ambassadeur serait torturé jusqu’à nouvel ordre.
Pour Nick et Dieter, c’était aller trop loin. Un ancien officier SS les mit en garde : « Ne faites pas de bêtises. Gardez la tête froide. Sans quoi vous perdrez tout, absolument tout dcxxxvi . » Il fallait donc se contenter de poursuivre les recher ches.
« J’ai une question à vous poser, dit Peter Malkin à Eichmann à l’aube du 19 mai dcxxxvii . Quand vous avez compris qu’il ne s’agirait plus d’expatrier les Juifs, mais de les éliminer, qu’avez-vous ressenti ?
— Il n’y avait rien à faire. L’ordre émanait directement du Führer.
— Mais qu’avez-vous ressenti ?
— Il n’y avait rien à faire.
— Je vois. Vous êtes devenu un assassin.
— Non. Ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais tué personne. »
Eichmann expliqua alors qu’il avait tout fait pour éviter d’avoir à se rendre dans les camps de concentration – lesquels, du reste, n’étaient pas directement de son ressort : « J’étais chargé du regroupement et du transport. »
Malkin ne comprenait pas comment Eichmann arrivait à se convaincre de son innocence – décidément, l’ancien nazi était persuadé d’avoir agi en toute morale, de n’avoir rien fait de mal : l’ordre venait d’en haut ; il avait obéi à ses supérieurs ; il n’avait fait que son devoir.
Comme Eichmann précisait qu’il s’était toujours montré très consciencieux dans son travail, Peter le coupa brusquement : « Vous rendez-vous compte, au moins, que nous parlons de gens innocents ? D’enfants, de femmes, de vieillards dcxxxviii ? »
Face au regard indifférent de son interlocuteur, Malkin comprit que ses actes ne lui inspiraient pas le moindre regret. En fin de compte, ces conversations l’affectaient bien plus que le prisonnier. Il ignorait qu’un homme pût se montrer si implacable, si dépourvu de sentiment. Triste et furieux, il se replongea dans ses dessins. Le manque de compassion d’Eichmann lui donnait envie de le frapper, mais lui inspirait aussi de la pitié dcxxxix .
Ce soir-là, pendant son tour de garde, il reprit la discussion où il l’avait laissée. Eichmann ayant évoqué son goût pour le vin rouge, Malkin prit la décision de lui en servir un verre. Après tout, songea-t-il, cet homme était ligoté sur son lit depuis huit jours ; en dégustant son vin, il se sentirait peut-être à nouveau humain pendant un moment.
Quelques minutes plus tard, il revint dans la cellule avec une bouteille de vin rouge et un tourne-disques appartenant à Medad. Il versa le liquide dans un verre qu’il tendit au prisonnier.
« J’aime beaucoup le vin », dit Eichmann après avoir vidé son verre dcxl .
Peter prit son temps pour finir le sien, déposa un disque sur l’appareil et alluma une cigarette pour Eichmann. La petite pièce confinée s’emplit d’un chant de flamenco.
Le prisonnier aspira la fumée de sa cigarette avec force, ne laissant qu’un mégot.
« Ne vous brûlez pas les doigts, conseilla Malkin.
— Pourquoi faites-vous tout ça pour moi ? demanda Eichmann, qui semblait plus détendu.
— Je ne sais pas. Mais je n’éprouve pas de haine à votre égard. »
En disant ces mots, Malkin songea que depuis une semaine il avait noué une bien étrange relation avec son ennemi. Il ajouta :
« Je voulais faire quelque chose pour vous, c’est tout. »
L’autre demeura silencieux.
Peter se rappela alors le document qu’Aharoni tentait de lui faire signer depuis des jours :
« Eichmann, je pense que vous avez tort de ne pas déclarer par écrit
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