L'abandon de la mésange
front
penché vers l’avant, prête à affronter l’adversité.
– Ahaaagh… !
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit s’agiter
une petite chose gluante de la couleur d’un œuf fraîchement pondu. Blanche
aspira de sa propre bouche les mucus de sa vie fœtale, puis elle cracha. Elle
essuya ensuite le visage du bébé et coupa le cordon après l’avoir attaché avec
un fil de laine jaune. Élise tendit les bras et sa mère posa sur elle la petite
chose, qui poussa un vagissement discret, déjà calmée de sa souffrance de
naître.
– C’est une fille, Élise.
– Je le savais, maman. Houou…
Blanche mit la main entre les cuisses d’Élise
pour l’aider à expulser le placenta. Élise l’entendit se demander à voix haute
ce qui se passait, avant de la voir se rasseoir sur sa chaise et poser encore
ses pieds sur ses épaules.
– Ahaaaa… ! Maman !
– Il y en a un autre, Élise.
Pousse !
Élise éclata d’épuisement et de joie
incrédule. Une deuxième petite chose gluante sortit comme une balle, que
Blanche eut à peine le temps de saisir.
– Une autre fille !
– Tu as entendu, Violaine ? Tu as une
petite sœur !
On eût dit la puinée offusquée d’être arrivée
seconde et d’avoir attendu, car elle poussa un cri plus affolé que celui de
Violaine. Blanche coupa le cordon après avoir pris un fil de laine verte. Quant
à Élise, noyée de bonheur, elle ne pouvait rien faire d’autre que rire et
sangloter.
– Bienvenue, Viviane !
On parla de la tempête du siècle. Côme n’avait
pas téléphoné. Blanche emmitoufla les bébés et les garda bien au chaud tout
près du four allumé en permanence. Assis tout près, Marcel, ébranlé par la
venue de ses héritières, priait en athée et promettait en ivrogne. La bière lui
était montée à la tête, qu’il laissa tomber sur la table, épuisé.
Élise était descendue malgré les protestations
de sa mère et elle s’approcha de la porte du four. Elle regarda ses bébés,
craintive.
– Elles vont pas mourir, maman ?
– Non. Elles sont très petites, peut-être
pas cinq livres, mais elles respirent bien. Je comprends pas que ton médecin
ait rien entendu. Remarque que c’est possible si les cœurs étaient l’un
pardessus l’autre et battaient au même rythme.
– Il m’a demandé, une fois, de mettre mon
bras contre mon corps et de lever la main. Tout ce qu’il a dit, c’est que les
doigts ne dépassaient pas le ventre.
Blanche sourit. Le médecin avait pensé qu’elle
pourrait avoir des jumeaux. Si les doigts avaient dépassé, il s’y serait
préparé.
Pour la première fois de sa vie, Élise
s’insurgea contre la neige qui ne cessait de tomber. Côme n’avait toujours pas
téléphoné, mais elle ne voulait plus penser à ce silence. Elle avait la peur
vissée au ventre pour ses bébés et elle remerciait le ciel pour la présence de
sa mère, qui, comme si elle avait porté encore son uniforme blanc, se faisait
attentive et rassurante. Élise ne pouvait quitter ses enfants des yeux, tenant la
main de chacune et leur parlant sans arrêt.
– Vois-tu une différence entre elles,
maman ?
– Oui. Le fil de laine. Toi ?
– Le fil de laine.
Quant à Marcel, il était convaincu que la
présence des deux bébés n’était qu’une illusion due à l’ivresse.
La neige cessa enfin et Blanche, en
communication avec l’hôpital, commanda deux ambulances, qui arriveraient,
promit-on, dès que les chasse-neige auraient dégagé les routes. Élise et
Blanche n’auraient jamais voulu transporter les bébés en motoneige.
En attendant, Élise les allaitait, l’œil
émerveillé et le sein en tétine. La tétée terminée, Blanche langeait le bébé et
le replaçait à la chaleur.
– Petites, mais très belles. Je serai
complètement rassurée quand un pédiatre les aura examinées.
Blanche, sans stéthoscope, prenait leur pouls,
les doigts sur la jugulaire, tandis qu’Élise s’émouvait d’une goutte de lait
accrochée à une lèvre, d’une grimace, d’un soubresaut ou d’un soupir.
Les ambulances mirent plus d’une journée à
arriver et Marcel était furieux de savoir son fils toujours absent. On installa
Élise et Violaine dans le premier véhicule, et Blanche et Viviane, légèrement
plus petite, dans le second. Élise tentait de sourire devant le sommeil de sa
petite alors que Blanche se permettait enfin de laisser paraître son
inquiétude.
Les dix-huit milles qui les
Weitere Kostenlose Bücher