L'abandon de la mésange
et que je respectais les
maîtres.
– Oui, et j’ai répondu que tu serais la
force de ma vocation. Où est ta dent en or ?
Blanche éclata de rire, la main sur la bouche.
– Au même endroit que la tienne, je
suppose.
– Dans le coffre à bijoux des madames
dentistes…
Ils se turent et Blanche ferma les yeux. Elle ne
se souvenait plus de son odeur ni du bruit de son souffle. Elle se souvenait
cependant de son épaule et de sa nuque, mais les années les avaient un peu
changées. Pas beaucoup, juste un peu.
– Tu as pas mal gardé ta taille de jeune
homme, toi.
– De vingt-huit à trente-deux, mais je
n’ai aucun mérite. J’ai vécu en Haïti, à la chaleur, depuis trente ans.
Blanche éclata de rire de nouveau.
– Parles-tu créole ?
– Évidemment !
– Les Philippe aussi. Comme c’est
curieux ! Pourquoi tu ne leur as pas parlé ?
Napoléon hésita longuement avant de dire que
c’était parce qu’il n’avait de voix que pour elle.
– Yo rele sa vwoyage nan tan lontan e
machin tan an toujou ap woule. Ça s’appelle un voyage dans le temps,
Blanche, et le temps ne s’arrête jamais. C’est la raison pour laquelle il ne
pardonne pas.
– Tu crois ?
– 35 –
L’automne s’était installé et les petites
filles venaient d’avoir sept mois. Un jour, Wilson arriva sans avoir prévenu,
avec Dany sur ses épaules qui tenait un sac rempli de nanans exotiques. Élise
enleva les mèches qui lui tombaient tout le temps sur les yeux.
– Bonjour, Wilson. Je t’ai un peu
attendu, cet été. Tu n’as pas pu venir ? Quel merveilleux petit
bonhomme !
Elle tendit les bras et Dany s’y laissa choir
sans retenue.
– Oui, madame Élise, et non, madame
Élise. J’ai changé d’hôpital, de maison et d’amours… En tout cas, je le crois…
– Ah !…
Élise se raidit. Elle savait qu’il parlait de
Micheline. Chaque fois que celle-ci venait, elle lui disait avoir vu Wilson.
Élise l’avait ignoré pendant l’été, puis avait cessé de rabâcher son inutile
« Pas touche ! », d’autant plus qu’elle se demandait ce qui
pouvait bien l’avoir poussée à cette mise en garde. Mais elle ne voulait
surtout pas chercher trop loin ni trop profondément.
– Tes petites dorment ?
– Heureusement ! Mes nuits sont
plutôt blanches, parce qu’elles percent des dents et m’appellent sans arrêt
pour que je leur frotte les gencives.
– C’est un mauvais moment à passer. À
Noël, vous aurez vos nuits, Côme et toi.
– Côme est rarement ici. C’est la saison.
L’automne, il faut prévoir les engrais, planifier la rotation des champs et
choisir les semences, sans parler de…
Élise se tut, son manque de conviction étant
trop apparent. Côme avait repris ses contrats à l’extérieur et elle n’aurait
jamais pu lui dire qu’elle lui en savait gré, mais son absence allégeait
l’atmosphère de la maison. Dès qu’une des filles pleurait, il s’impatientait –
« Mais qu’est-ce que je suis censé faire ? » –, ce qui
faisait pleurer l’autre, en plus de l’irriter, elle, profondément. Ses amours
étaient en berne et elle se demandait si Côme avait dédain de son ventre encore
gonflé et des traces blanches de sa maternité. De toute façon, elle préférait
dormir, pour être de bonne humeur au réveil de ses filles. Celles-ci la
comblaient et elle avait de plus en plus le sentiment qu’une mère comme elle
était un éteignoir à concupiscence pour un père tel que Côme. Il lui avait dit
comprendre qu’elle ait la libido noyée dans le lait, et que cela ne lui posait
aucun problème. Mais elle ne savait plus. Elle aurait donné sa vie pour ses
filles, mais elle se demandait si elle aurait été prête à le faire pour Côme.
Les petites avaient besoin d’elle. Quant à lui, elle ne voulait pas vraiment le
savoir.
Sa mère « fréquentait » le père
Frigon depuis le baptême et Micheline l’avait exhortée à s’ouvrir les yeux.
Élise refusait de le faire si c’était pour voir sa mère au bras d’un homme
d’Église. « Il faudra bien que tu acceptes qu’elle ait une vie à
elle », lui avait dit sa sœur. Élise avait été forcée d’admettre qu’elle
était tout simplement mal à l’aise avec de possibles amours de sa mère. Elle
avait toujours cru son père irremplaçable et voilà que sa mère s’apprêtait
peut-être à effacer son souvenir. Elle disait « peut-être » parce
qu’elle ne
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