L'abandon de la mésange
sommeil ni à endormir ses craintes. Jamais
elle n’avait pensé que le léger et fugace frottement de leurs pubis ait pu
aboutir à une grossesse. Elle s’était sentie si bien à la campagne qu’elle
avait eu le sentiment d’être devenue la campagne elle-même. Allongée sur la
terre, elle était devenue la terre au point de trouver normal de s’y faire
aimer, mais elle n’avait pas pensé qu’elle pouvait s’y faire ensemencer.
Inquiétée par ses nuits blanches, sa mère
reconnut les premiers tourments de l’amour. Discrète, elle n’aborda jamais la
question, car le téléphone ne sonnait pas et le postier n’apportait jamais de
courrier pour sa fille. Élise lui en savait gré. Elle ne pouvait être aussi
reconnaissante envers Micheline, qui lui faisait toujours la tête ou la
sermonnait du haut de ses quinze ans nouvellement acquis.
– En tout cas, Élise, je l’ai dit à
personne.
– J’espère bien, parce que ma vie, c’est
pas de tes affaires, et encore moins des affaires de tes amies, dont tu changes
toutes les semaines.
– C’est mieux que les tiennes, qu’on
connaît même pas.
– Ça non plus, ça te concerne pas.
Son retour à Montréal avait fait réapparaître
Conrad, plus déterminé que jamais à s’en faire une fiancée. Il commença à lui
téléphoner, à son grand désespoir, allant jusqu’à appeler à dix heures du soir,
ce qui leur mettait les nerfs en boule à toutes les trois. Sa mère l’avait
sommée de le raisonner, ce qu’elle n’avait pas fait, préférant l’éviter plutôt
que de lui parler. Élise le retrouvait donc dans la rue et elle n’avait qu’une
hâte : que le froid arrive et lui fasse fuir la ruelle mal déneigée qu’il
utilisait encore et toujours pour lui chanter la pomme. Son sommeil était hanté
à la fois par la peur de voir apparaître Conrad et par l’inquiétude causée par
le retard de ses menstrues de septembre.
C’est donc une Élise pâlotte et fébrile qui
rentra à l’École normale pour terminer la seconde et dernière année de son
brevet B. Elle avait retrouvé à regret ses jarretelles et ses bas de fil beige,
enfilé son jupon, son chemisier blanc à manches courtes, et sa chasuble marine
que toutes les élèves des religieuses appelaient de son nom anglais de jumper ,
avec sur la poitrine, côté cœur, l’écusson du couvent. Sa mère lui avait acheté
un blazer pour les journées fraîches, qu’Élise avait été forcée de laisser dans
son casier car ce vêtement ne faisait pas partie de l’uniforme. On avait toléré
qu’elle le porte pour rentrer à la maison, mais jamais dans la cour ou dans
l’école.
Si elle avait ressenti quelque plaisir à
revoir ses compagnes, elle avait vite déchanté, les trouvant terriblement
immatures et naïves. Elles avaient toutes, disaient-elles, passé l’été à
écouter les chanteurs rock en flânant, et elles parlaient encore du service
militaire qu’Elvis Presley avait commencé en mars. Au cours de chimie, Élise
avait osé mentionner l’Atomium de l’Exposition universelle de Bruxelles, mais
personne n’avait paru intéressé sauf son professeur, qui connaissait
l’existence de cette reproduction géante d’un atome.
Le 9 octobre, elles connurent une journée de
deuil, le pape Pie XII étant décédé, d’un hoquet, disait-on. Au grand
étonnement de toute la classe, Élise éclata en sanglots et les religieuses la
conduisirent aussitôt au bureau de l’aumônier. Celui-ci lui parla de la mort
« qui vient toujours comme une voleuse » et de la grandeur de l’âme
du disparu, passant sous silence les reproches qu’on avait faits à ce pape de
ne pas avoir condamné le régime nazi de la dernière guerre. L’aumônier parla de
la promesse d’un ciel harmonieux et pieux, de la perpétuelle présence des anges
et de la réunion de tous les êtres aimés. Élise sanglota encore plus fort,
pensant à son père et à son interminable attente de Côme. Ses larmes toutefois
étaient dues davantage au soulagement qu’elle avait ressenti le matin même à
l’apparition d’un écoulement rouge et libérateur. Pendant plus de quatre
semaines, elle avait vécu dans la hantise d’un accouchement secret à l’hôpital
de la Miséricorde, avec la peur viscérale de devenir la honte de sa mère et de
se voir forcée de donner un enfant à la crèche ! L’aumônier étant la
dernière personne à laquelle elle s’en serait ouverte, elle s’accommoda
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