L'abandon de la mésange
et sa rage.
Côme comprendrait-il que jamais elle
n’accepterait de le partager avec une autre et qu’il lui avait giflé
l’âme ? Comprendrait-il qu’elle était sur le seuil de sa vie et qu’il
n’avait qu’à trouver les bonnes paroles pour qu’elle franchisse la porte ?
Qu’elle était sa femme et ne souhaitait pas autre chose qu’un repentir ?
Hélas, plus les mois passaient, plus elle voyait diminuer les possibilités de
réintégrer son petit appartement. Elle attendait une « lettre
d’avocat », comme le lui avait expliqué Micheline, l’informant que Côme
demandait le divorce. Mais aucune lettre n’arriva.
* * *
La ville de Montréal avait l’air d’une mariée
parée de ses plus beaux atours, prête à accueillir le monde entier en avril, et
Élise, par suite d’un heureux concours de circonstances dû en partie à la
pénurie de jeunes jardiniers, décrocha un emploi dans l’équipe chargée de
fleurir et d’entretenir les jardins du site de l’Exposition universelle. Elle
trouvait ironique de travailler dans les hectares de la pépinière du Jardin
botanique. Aussitôt les menaces de gel disparues, elle fut affectée à la
plantation et à l’entretien des parterres, les arbustes ayant, pour la plupart,
été mis en terre l’automne précédent. Elle faisait donc partie de l’armée des
jardiniers, dont les armes étaient la bêche, la binette, le sarcloir, la
tondeuse et tout l’attirail des pesticides, herbicides et engrais.
Contrairement à ses collègues, presque tous masculins, elle s’était créé une
espèce d’uniforme avec son ancien sarrau de laboratoire, qu’elle avait teint en
marine. Elle portait évidemment son éternel chapeau de paille, ses bottes de
caoutchouc rapportées de L’Avenir, et, en guise de collier, son laissez-passer
qui l’autorisait à franchir les tourniquets aux aurores pour bêcher les
plates-bandes et arroser les fleurs. Il lui arrivait parfois de contempler les
silhouettes de ses collègues dans les premières lueurs du jour et de regretter
que personne ne songe à photographier cette armée secrète et besogneuse.
Quant à Micheline, elle décrocha un poste
d’hôtesse sur les bateaux-mouches qui faisaient la navette entre la rive sud et
la marina de la Ronde. Exceptionnellement, elle avait pu terminer sa
cléricature un peu plus tôt et se présenter aux examens du barreau, la patrie
ayant besoin de ses enfants pour sourire au monde. Fringante sur la ligne de
départ de sa vie d’avocate, elle avait longuement hésité entre chercher un emploi
dans un cabinet ou profiter plutôt de ce tour du monde exceptionnel. Élise la
convainquit que le monde frapperait moins souvent à sa porte que les gens en
difficulté et lui promit qu’elle et sa mère l’emmèneraient dans un restaurant
de son choix, qu’il fût français, iranien ou anglais, selon ses désirs, pour
porter un toast à l’obtention de sa licence en droit.
Micheline fut donc attifée d’un tailleur bleu
de prusse avec une jupe à peine plus longue que les minijupes à la mode, d’un
chemisier blanc et d’une espèce de képi qu’elle se posait de travers sur la
tête. Quand le soleil ne dardait pas trop, le gant blanc était requis.
Blanche ne savait que penser de cet été d’Expo
67. Son aînée, apparemment maumariée, menait presque une vie de nonne, partant
de la maison pour être dans le premier métro et quittant le site pour
s’engouffrer dans les serres. Si Élise acceptait parfois de prendre les appels
téléphoniques de son mari, il lui était coutumier aussi de faire dire qu’elle
était absente. Cette situation était malheureusement trop familière à Blanche
et puait à plein nez le marasme de son enfance. Elle remerciait le ciel que sa
fille n’ait pas eu d’enfant. Un enfant aurait peut-être toutefois sauvé ce
mariage ou à tout le moins donné le sourire à sa fille, qui avait l’air d’un
éternel bourgeon incapable d’éclore. Blanche en voulait à Côme de n’avoir pas
su se comporter en homme de principes. Que deviendrait cette génération qui,
elle en avait entendu parler, consommait de la drogue et montait aux barricades
pour un oui ou pour un non, comme elle l’avait fait lors d’une récente visite
de la reine Élisabeth II à Québec ? Blanche n’avait pas dit un mot
lorsqu’elle avait appris que Micheline s’était inscrite au R. I. N. [1] ,
sachant pourtant qu’être membre d’un parti politique
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