Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
portait en procession. À
Rouen, à Orléans, à Poitiers, à Moulins, ils détruisaient pareillement les
insignes royaux. À Lyon, les troupes étaient au bord de la mutinerie et
rossaient les patrouilles alliées. À Paris, des ouvriers les aidaient à sabrer
du cosaque en plein jour. Il y avait des tentatives de soulèvement à Anvers, à
Mayence, dans toutes les garnisons de l’Est. L’Empereur se frottait les mains
devant la cheminée, il se ranimait à mesure que les commissaires étrangers
blêmissaient. Une fois les notables sortis, comme on restait entre soi,
Napoléon s’assit dans une cathèdre et réclama son apothicaire ; celui-ci
accourut avec une mallette marquée d’une aigle, il en sortit une seringue qu’il
donna à l’Empereur, déboucha un flacon pour qu’il y remplisse sa seringue
lui-même d’un mélange de sulfate de zinc et de cuivre, d’acétate de plomb, de
mercure, pesé et dissous dans de l’eau distillée et du vin d’opium. Parce qu’il
souffrait d’une maladie galante, cadeau d’une actrice pendant son dernier
séjour parisien, Napoléon devait subir sa piqûre quotidienne. Sans se soucier
des commissaires étrangers, peu habitués à une telle familiarité, il baissa sa
culotte sous les genoux et, ponctuant ses phrases de la seringue pleine qu’il
tenait entre les doigts, il se lança dans un cours de stratégie a
posteriori :
    — La chance m’a quitté le 21 mars, messieurs, et
par ma faute ! Dans les environs de Saint-Dizier j’ai cru tenir devant moi
toutes vos armées, mais ce n’était qu’un corps russe que j’ai pourchassé… Si je
m’étais replié sur Paris, vous ne seriez pas avec moi ce soir… Ouch ! (Il
venait de se faire une injection dans la verge.) Sur ma route j’aurais
rallié les corps d’Oudinot et de Macdonald, les fantassins de Compans à
Sézanne, les hommes de Ledru-Desessarts à Meaux ! (Il maniait sa
seringue vide comme un sabre.) Les régiments de Marmont et de Mortier
n’auraient pas été massacrés à Fère-Champenoise (Il tendit la seringue au
pharmacien.) Quel désastre ! cet orage infernal qui aveuglait les
hommes et trempait la poudre ! (Il remonta sa culotte, pensif.) À
Paris, j’aurais trouvé la garnison et la garde nationale, j’aurais eu près de
cent mille hommes, et commandés par moi, appuyés à la capitale, vous auriez été
écrabouillés, messieurs !
    Napoléon se leva pour donner congé aux commissaires :
    — Allez dormir où vous pouvez, demain matin nous
repartons à six heures.
    Ils s’en allèrent à la recherche d’un endroit où se loger
dans ce palais glacial. L’Empereur mit son chapeau, enfila sa veste verte,
tendit l’oreille à la clameur qui se prolongeait dehors.
    — Y a-t-il un balcon d’où les citoyens puissent me
voir ?
    — Juste au-dessus, sire, dit Octave qui avait repéré
les lieux.
    — Prenez un flambeau, et vous aussi, Bertrand.
    Au premier étage, l’Empereur ouvrit lui-même une fenêtre à
double battant et il ordonna :
    — Postez-vous chacun d’un côté de cette rambarde, et
éclairez-moi.
    Il sortit à la fenêtre, entre les deux lumières, tendit le
bras pour un salut d’imperator et se saoula de l’ovation sans fin que déclencha
son apparition.
     
    Octave avait résolu de prendre des notes. Sur un carnet, au
crayon, à chaque halte il jetait quelques lignes pour ne pas oublier les
détails qu’il agencerait plus tard en récit : Saint-Pierre-le-Moûtier,
Villeneuve-sur-Allier, Moulins, Roanne, Tarare, Salvagny, partout la population
recevait Sa Majesté avec chaleur, partout il s’attardait et bavardait avec le
curé, le médecin, le maire, un boutiquier. À Lyon, on lui a rendu les honneurs
comme s’il régnait encore. Le dimanche nous étions dès l’aube à Vienne et avons
déjeuné à Péage-de-Roussillon. La tuile romaine remplaçait l’ardoise.
    À Valence, tout changea. La ville était silencieuse,
personne ne vint au-devant du convoi, personne n’essaya d’entraver son allure.
L’Empereur aurait aimé visiter la chambre meublée qu’il avait habitée avec son
jeune frère Louis, quand il était lieutenant au 4 e  régiment
d’artillerie, il aurait revu avec plaisir la rue Perollerie, et cette auberge
des Trois Pigeons où il prenait alors ses repas, mais sur chaque
monument, sur chaque statue flottait le drapeau des Bourbons et il préféra ne
pas s’arrêter. On relaya plus loin, au-delà de la ville. Napoléon

Weitere Kostenlose Bücher