Labyrinthe
l'incessante stridulation des criquets, Alaïs en oublia le but de leur expédition.
Ce répit ne dura pas longtemps, car l'angoisse la reprit à la vue des bosquets. La petite colonne s'ouvrit un passage à travers les arbres. Pelletier se retournait parfois pour adresser à sa fille un sourire rassurant. Alaïs lui en savait gré : son inquiétude allait croissant et, sur le qui-vive, elle sursautait au moindre bruit. Les grands saules qui la dominaient semblaient la narguer, comme s'ils dissimulaient des yeux en train de l'observer. Le moindre frôlement, le plus petit battement d'aile accéléraient les battements de son cœur.
À la clairière, elle ne savait guère ce qui l'attendait, aussi fut-elle un peu étonnée de la sérénité qui y régnait. Son panièr s'y trouvait, intact, à l'endroit même où elle l'avait abandonné. Ayant mis pied à terre, elle tendit les rênes à François, puis alla au bord de la rivière. Ses outils y étaient aussi, tels qu'elle les avait laissés.
Quand son père la saisit par le coude, elle ne put réprimer un sursaut.
« Montrez-moi l'endroit », la somma-t-il.
Obtempérant sans mot dire, elle suivit la berge jusqu'au lieu de sa découverte. Au début, elle ne vit rien et se demanda si elle n'avait pas rêvé. Mais là-bas, un peu en amont parmi les roseaux, flottait le corps de l'homme assassiné.
« Là, regardez. »
Au lieu de héler François, Pelletier se défit de son manteau et, au grand étonnement d'Alaïs, entra dans le lit de la rivière.
« Restez ici », lui commanda-t-il par-dessus son épaule.
Alaïs s'assit, les genoux repliés sous le menton. Elle regarda son père progresser dans le courant au mépris des flots qui débordaient le haut de ses cuissardes. Une fois à proximité du cadavre, il tira son épée et, comme pour se préparer au pire, eut une brève hésitation. De l'estoc, il tira le bras gauche hors de l'eau. La main mutilée et bleuâtre demeura un instant en suspens, puis glissa sur la lame jusqu'à heurter la garde, et retomber enfin dans un funèbre éclaboussement.
Son épée rengainée, Pelletier empoigna le corps et le retourna sans ménagement, produisant une grande gerbe d'eau. À la manière dont elle bringuebalait, on aurait cru la tête prête à se détacher du corps.
Alaïs détourna promptement le regard, peu désireuse de voir l'empreinte de mort sur le visage de l'inconnu.
Sur le chemin du retour, Pelletier se montra d'une tout autre humeur, à l'évidence soulagé, comme si un faix de plomb lui avait été ôté des épaules. Il échangeait avec François des remarques enjouées, et sitôt que leurs regards se croisaient, il adressait à sa fille un sourire affectueux.
Lasse, dépitée par le mutisme de son père, Alaïs partageait néanmoins ce sentiment de bien-être. Cela lui rappelait les promenades à cheval de jadis, quand le temps ne manquait pas et que son père passait de longues heures en sa compagnie.
Alors qu'ils laissaient les rives de l'Aude pour remonter vers le château, sa curiosité prit le dessus. Rassemblant son courage, elle posa à son père la question qui lui brûlait les lèvres :
« Avez-vous découvert ce que vous cherchiez, père ?
— Si fait. »
Alaïs attendit, jusqu'au moment où elle comprit qu'il faudrait lui tirer les mots un à un de la bouche.
« Ce n'était pas lui, cependant, n'est-ce pas ? »
En réponse, son père lui décocha un regard aigu.
« D'après ma description, vous avez cru que cet homme ne vous était pas inconnu. Voilà pourquoi vous souhaitiez le voir de vos propres yeux. »
À l'éclat des yeux qui la scrutaient, Alaïs comprit qu'elle avait vu juste.
« Je le pensais, en effet, concéda-t-il enfin. Une personne que j'aurais côtoyée, du temps où je vivais à Chartres. Un ami très cher.
— À en juger par ses ors et son costume, cet homme-là, dans la rivière, était juif, n'est-ce pas ? »
Pelletier leva un sourcil interrogateur.
« Oui, et quand cela serait ?
— Juif et cependant votre ami ? Cet homme que l'on a égorgé n'était pas l'ami que vous aviez à Chartres, n'est-ce pas ? insista-t-elle devant le silence que lui opposait son père.
— Non.
— Dans ce cas, qui était-ce ?
— Je l'ignore. »
Alaïs se tint coite quelques instants, convaincue que son père n'avait jamais évoqué un tel ami. Il avait beau être pétri de bonté et de tolérance, s'il avait fait une seule fois allusion à un ami
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