L'affaire du pourpoint
l’aise.
— Aucune de ses pièces d’or ne vaut moins de vingt-deux carats, indiquai-je. Certaines en font plus de vingt-trois.
Mason, intéressé, s’embarqua à son tour dans une conversation avec moi.
— Il est vrai que les prix ne grimpent plus aussi vite. Je l’ai déjà dit à cette table : un royaume, comme un ménage, doit vivre selon ses moyens. Tout souverain qui oublie ce principe court au désastre, et le règne de la reine Marie péchait à cet égard.
— La reine Élisabeth a une claire idée de ce problème, approuvai-je. Elle l’a étudié à fond. Je me demande, ajoutai-je, l’air dégagé, si la jeune Marie Stuart a utilisé son temps libre avec tant de sagesse, en France.
— Excusez-moi, intervint le Dr Crichton, mais ce genre de commentaire est-il bien judicieux ? Mieux vaut ne pas discuter trop ouvertement des affaires politiques. Des gens se sont retrouvés à la Tour pour des propos tenus, parfois à la légère, à leur propre table.
— Mais personne n’a critiqué la reine ! objecta Ann.
— Et qui le répéterait si c’était le cas ? demanda Rob, toujours malicieux. Redman, êtes-vous un espion à la solde de Sa Majesté, rapportant nos moindres paroles à un agent à la cour ?
Redman, qui alignait des coupes de crème sur la table de service, se retourna avec une expression horrifiée.
— Non, messire ! Certainement pas !
Tout le monde éclata de rire, mais en mon for intérieur j’étais contrariée. Je ne voulais pas qu’on mette l’idée d’espions dans la tête de Leonard Mason. Surtout une minute après que j’eus lancé le nom de Marie Stuart dans la conversation.
Mais le maître de maison avait déjà changé de sujet et Ann demandait à Redman d’apporter les desserts. Quand il vint nous servir, je m’écartai et renversai un gobelet vide, qui roula par terre. Il s’apprêtait à le ramasser, mais je quittai mon siège et le récupérai moi-même. Je me relevai, le dos tourné à la table.
Chaque atelier de tapisserie possède son propre teinturier, c’est bien connu. J’avais toujours eu le sens de la couleur et je dessinais mes motifs de broderie. J’avais su tout de suite que j’avais déjà vu, peu de temps auparavant, ce bleu tendre, cet écarlate subtilement adouci. Les reflets pâles sur la tunique du père et sur la robe de la mère du fils prodigue m’étaient eux aussi familiers. Examiner la tapisserie de face, ne fût-ce qu’un instant, me donna l’occasion de vérifier ma supposition.
J’avais deviné juste.
Rob Henderson et ses hommes partirent peu après le déjeuner. Je passai l’essentiel de l’après-midi à discuter des horaires des leçons avec Ann et le Dr Crichton. Une conversation guindée et lassante, car le précepteur ne transigeait sur rien, et qui se prolongea presque jusqu’au souper. Puis le crépuscule hivernal descendit et chacun s’en fut se coucher. Allongée dans mon lit, les mains derrière ma tête, je restai les yeux grand ouverts dans le noir.
J’avais ample matière à réflexion.
J’avais découvert un fait bizarre, plus subtil et en un sens plus curieux que les étonnantes expériences de Mason.
Pour des raisons inconnues, soit lui, soit Crichton mentait comme un arracheur de dents. Lorsque, ramassant le gobelet, je m’étais retrouvée en face de la tapisserie, je n’avais pas seulement reconnu le chatoiement de la soie dans les reflets si distinctifs, mais le monogramme de l’atelier de Giorgio Vasari à Florence, où La Chasse à la licorne avait été tissée, et les initiales « HH », pour Hans van Hoorn, dans le coin inférieur droit.
L’oncle de Crichton lui avait peut-être légué ces tapisseries, néanmoins il ne les possédait pas depuis des lustres. Van Hoorn exerçait dans cet atelier depuis un an tout au plus. L’oncle avait pu mentir, certes, toutefois je n’en imaginais pas la raison. Mais, par ailleurs, je ne voyais pas ce que Mason ou Crichton auraient eu à dissimuler à ce propos.
C’était intrigant. Existait-il un lien entre le Dr Wilkins, qui avait acheté un tapis à un prix exorbitant devant les Cecil, et Leonard Mason, dont les murs s’ornaient de tapisseries bien trop chères pour sa bourse ? Peut-être. Cependant il semblait fort ténu. Cela n’avait aucun sens. Rien n’était logique ! pensai-je avec irritation.
Quelque chose en moi pourtant, un instinct, une sorte d’antenne innée, était en alerte. Plus tôt ce même
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