L'affaire du pourpoint
l’avais envoyée s’y abriter avec Brockley. Rob et moi étions restés à l’extérieur. Les rameurs plongeaient les avirons à l’unisson. Rob s’assura qu’ils ne pouvaient l’entendre avant de remarquer :
— J’espère que j’ai eu raison d’organiser cette visite. Cecil aurait pu faire interroger Bernard Paige.
— Je doute qu’il soit coupable de quoi que ce soit. Tout est encore si vague ! Et puis, le bruit aurait couru qu’il avait été interrogé. Mieux vaut cacher notre jeu.
— N’est-ce là qu’une image ? demanda Rob, me prenant de court. Ou considérez-vous tout cela comme un amusement ?
— Bien sûr que non ! assurai-je.
Aussitôt, je me demandai s’il n’y avait pas du vrai là-dedans. Une partie de moi savourait cette gageure. Parviendrais-je vraiment un jour à être l’Ursula dont je rêvais, l’épouse de Matthew et la mère de Meg ?
Kingston s’étendait derrière nous, et alors que nous passions devant le palais de Richmond, nous commençâmes à éprouver la force silencieuse du reflux. Je distinguai les contours brouillés de la résidence royale sur la rive droite, où certaines fenêtres s’éclairaient d’une lueur vacillante. Par un temps pareil, les chandelles étaient aussi nécessaires de jour que de nuit.
— Je veux simplement réussir ce que j’ai entrepris, déclarai-je. Je le fais pour la reine. Je m’en veux de ne pas être plus efficace. Pour le moment, j’ai l’impression de me perdre dans une affaire plus embrumée que la Tamise !
Le voyage par le fleuve est long, de Hampton au pont de Londres. Nous glissâmes devant Whitehall ; là aussi, des lumières luisaient à travers le brouillard. Quoique la reine n’y tînt pas résidence, l’endroit n’était pas désert pour autant : une armée de gens de maison s’y affairaient, munis de seaux et de balais. Il y avait aussi les surveillants et les gardes, les nettoyeurs des lieux d’aisances, les clercs pour régler les gages et vérifier les billets des fournisseurs, et les cuisiniers pour nourrir tout ce petit monde.
Après le palais apparurent les jetées privées, à l’arrière des grandes maisons du Strand. Nous passâmes devant l’abbaye de Westminster, puis ralentîmes avec prudence pour nous diriger vers le port, car le trafic se faisait dense. Une barge chargée de bétail attendait de remonter le courant à la prochaine marée, et divers vaisseaux se serraient contre les rives. De grands édifices en bois se dessinèrent.
Nous nous arrêtâmes à côté d’un immense débarcadère, sous la proue d’un navire marchand qui y mouillait déjà. La marée était basse, et les étais du ponton se détachaient au-dessus de l’eau tels des squelettes humides et moussus. Des marches de bois bien récurées menaient au débarcadère.
Rob appela, les mains en cornet autour de sa bouche, et des silhouettes apparurent en haut des marches.
— Messire Robert Henderson et dame Blanchard, accompagnés de leurs gens ! annonça Rob.
L’une des vagues silhouettes cria de lancer l’amarre, et une autre, d’une voix plus autoritaire, nous invita à gravir les marches en prenant garde où nous posions les pieds. Dale et Brockley sortirent de la cabine et nous montâmes tous ensemble.
Un homme à barbe rousse, corpulent et volubile, se présenta : Bernard Paige en personne : « Quel froid de canard ! Entrez, entrez, par ici, le long du débarcadère puis la porte droit devant. Les rameurs, par cette porte à gauche, s’il vous plaît. »
Paige était paré d’une lourde robe en velours violet foncé, rehaussée par trois chaînes d’or sur la poitrine et un bonnet assorti, piqué d’une énorme émeraude. La porte qu’il nous fit vivement emprunter donnait à l’intérieur d’une des maisons au bord du fleuve. Dans la salle, un feu de charbon répandait une douce chaleur. Ce fut seulement lorsque nous fûmes à l’abri du mauvais temps qu’il laissa Henderson nous présenter. Il nous offrit des sièges et réclama du vin pour tout le monde. J’avais fait signe à Dale et à Brockley de venir avec nous, au lieu de passer par l’entrée de service.
— Vous devez être transis ! déclara Paige. Vous avez parcouru un long chemin en bateau, par cette brume glacée ! Mettez-vous à l’aise.
La salle éclairée aux chandelles abondait en tabourets et bancs capitonnés, et les murs étaient couverts de tapisseries. Un domestique apporta sur un plateau
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