L'affaire du pourpoint
tant, ne pouvait rester auprès d’elle plus longtemps ou plus souvent. Un jour, quand elle serait grande, je lui expliquerais que sans ces longues absences, elle n’aurait pas eu un toit à Thamesbank ni même des vêtements sur le dos.
Peut-être pourrais-je aussi lui faire comprendre que grâce à ces absences, le monde où elle vivait, celui de la reine Élisabeth, était beaucoup plus sûr.
C’était là une idée fort plaisante, remarqua une petite voix désabusée dans ma tête, toutefois, si le monde de la reine était en danger, mes efforts jusqu’alors avaient bien peu contribué à le préserver.
Nous passâmes la nuit à Thamesbank et remontâmes le fleuve au matin, en grand style, car Rob nous avait prêté sa barge. Après un repas à l’auberge et une heure de repos, nous reprîmes à cheval le chemin du retour. La brise était douce et le soleil prédominait, malgré quelques averses. La route était agréable, et, même si Brockley et Dale se battaient encore froid, l’atmosphère n’était plus aussi tendue.
Cette fois-ci, je ne proposai pas de chanter. Trop de choses me préoccupaient. Je causai néanmoins avec entrain : du temps, d’une charrette à bœufs surchargée que nous avions dépassée et qui s’embourberait sans doute avant longtemps ; des tendres bourgeons sur les pommiers d’un verger ; de la déplorable négligence de certains conseils paroissiaux, qui ne faisaient plus défricher les bords des routes sur une distance équivalente à une portée de flèche.
Mes compagnons répondaient assez aimablement : Dale convint que le conducteur de la charrette courait droit vers les ennuis ; Brockley jugea que glisser un mot à la reine au sujet des conseils paroissiaux ne serait pas déplacé. Dale déclara qu’il avait tout à fait raison ; pour sa part, elle ne pouvait souffrir la négligence sous quelque forme que ce fût et espérait que nous ne ferions pas de mauvaise rencontre. Sur quoi Brockley lui sourit avec tendresse et tapota la garde de son épée pour la rassurer.
Si je persévérais, pensai-je, si je continuais assez longtemps à oindre leurs griefs du baume de mes menus propos, la guérison serait complète.
À environ une lieue de Lockhill, mes efforts trouvèrent leur récompense. Nous avions atteint une portion de route dont les abords avaient été défrichés, et une vaste étendue herbeuse s’étendait entre la piste et les bois touffus. Nous pouvions chevaucher à l’aise tous trois de front. Alors que nous avions adopté cette agréable formation, Brockley aborda pour la première fois un sujet de son propre chef.
— Je me demande où en est Mr. Mason avec l’engin volant dans lequel il espère monter. Rien d’étonnant à ce que Mrs. Mason se ronge d’inquiétude ! Si elle était maligne, elle se glisserait dans l’atelier la nuit et s’arrangerait pour l’endommager sans que cela se voie, de sorte que les ailes tombent dès qu’on essaiera de hisser cette chose en haut de la tour.
— Brockley, c’est une honte !
— Pas du tout, madame. Rien que du simple bon sens.
— Il ne le lui pardonnerait jamais !
— Pour peu qu’elle soit assez fine, il ne se douterait de rien, souligna Brockley.
— Mais elle n’est pas fine. Elle possède plus de force de caractère qu’il n’y paraît, toutefois cet engin dépasse son entendement et la terrifie.
— Je la comprends, remarqua Dale. Ce n’est pas bien, qu’un homme risque sa vie alors qu’il a femme et enfants.
— Pas toujours, objecta Brockley, pensif. Tout dépend de ce pour quoi l’on risque sa vie. Les hommes doivent partir à la guerre et se battre, parfois. Ils auraient honte de déserter. Même leur épouse et leur famille s’y résignent. Et puis, cela peut relever d’une question de principe. J’avais quinze ans quand Sir Thomas More fut pendu – c’était il y a longtemps, madame, mais sans doute avez-vous entendu parler de lui ?
— Certes.
J’étais âgée de un an à la mort de Sir Thomas More, néanmoins oncle Herbert et tante Tabitha me le citaient souvent en exemple comme un martyr pour leur foi, et chez Sir Gresham, à Anvers, j’avais non seulement vu, mais lu son Utopie.
— Il fut exécuté parce qu’il contestait au roi Henri le droit de se déclarer chef suprême de l’Église d’Angleterre, et de divorcer de sa première épouse, Catherine d’Aragon.
— C’est exact. Eh bien, je me rappelle ce qu’en disait mon
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