L'affaire Nicolas le Floch
à son chef que le cocher viendrait le prendre le lendemain matin, rue Montmartre. Nicolas plongea dans la nuit, il laissa le fiacre s'éloigner et, marchant à reculons, il s'approcha de la façade de Saint-Eustache. Il entendit le bruit des sabots et du souffle d'un cheval tout proche. Pourtant il ne distinguait rien, dans le brouillard de plus en plus dense. Il trouva l'entrée du sanctuaire et y pénétra. L'immense nef était faiblement éclairée par les lumières des cierges. Il se fondit dans l'ombre d'un bas-côté pour gagner une chapelle où il avait ses habitudes quand il voulait vérifier qu'il n'était pas filé. De là, son regard balayait les accès. Quelques secondes plus tard, une silhouette enveloppée de la tête aux pieds dans une cape plusieurs fois repliée sur elle-même surgit venant du dehors, et inspectant d'évidence les lieux. Elle s'approcha de la chapelle et frôla le pilier derrière lequel Nicolas se dissimulait. Elle fit le tour de l'église et quand le commissaire l'aperçut de l'autre côté de la travée centrale, il profita de l'éloignement et de l'ombre dans laquelle il baignait pour gagner, suivant son habitude, la petite porte donnant derrière le bâtiment, sur une impasse menant rue Montmartre, à deux pas de l'hôtel de Noblecourt. À bien y réfléchir, celui qui le suivait ne devait pas le connaître, car autrement il se serait épargné cette peine et l'aurait attendu devant son domicile. Il sentait s'amonceler autour de lui des menaces convergentes dont il ne distinguait pas l'origine.
Nicolas trouva M. de Noblecourt emmitouflé de madras, sirotant au coin de la cheminée de l'office une tisane calmante que venait de lui préparer Catherine.
Le vieux procureur exigea d'entendre le détail de sa journée. Ce qu'il apprit ne le réconforta que sur un point : la main du roi pèserait désormais comme une inviolable protection sur la tête de Nicolas. Il remonta jusqu'à ses appartements appuyé sur son bras. Cyrus les accueillit avec de faibles jappements de reproche ; il ne comprenait pas qu'on troublât ainsi la régularité du coucher de son maître.
— Voyez-vous, dit Noblecourt, vous fûtes témoin à plusieurs reprises de ce sens étrange qui me fait quelques fois réussir à démêler les intrigues sans parvenir à m'en expliquer les raisons. L'âge me fait vaticiner. Cette affaire me semble redoutable, parce qu'elle dissimule autre chose, et que cette autre chose n'est sans doute pas unique.
Il lut sur le visage de son interlocuteur une sorte d'incompréhension.
— Mes propos vous paraissent confus ? reprit-il. Je m'explique. Comme un fleuve est le résultat de l'apport de plusieurs rivières, ce crime est l'aboutissement de plusieurs intrigues mêlées. De cela, je suis sûr. Réfléchissez-y et dormez en paix.
C'est en songeant à cette remarque sibylline que Nicolas prépara son habit de cour et se coucha dans la quiétude de la maison amie.
V
ESCAMOTAGE
Tu m'as fait passer par le feu du creuset et tu n'as trouvé en moi nulle impureté.
Psaume 16,3.
Dimanche 9 janvier 1774
Le cardinal de La Roche Aymon, grand aumônier, venait d'entonner le Domine salvum fac regem repris en canon par les choristes. Vêtus de blanc, ils étaient regroupés de chaque côté de la tribune de l'orgue au-dessus du chœur. On les distinguait à peine dans les flots d'encens qui environnaient le maître autel et les deux anges de bronze doré inclinés vers le tabernacle. Les volutes du sacrifice montaient en spirales vers la demi-coupole de l'abside ; elles se mêlaient aux cieux figurés du tableau de Charles de la Fosse représentant la Résurrection du Christ. Un sentiment d'émotion et un élan religieux de fidélité saisirent Nicolas qui regardait la forme grise agenouillée sur son prie-Dieu : le roi Louis XV, son maître.
Il mesurait la solitude de cet homme. Près du roi, le dauphin et la dauphine, ainsi que ses petits-fils Artois et Provence, représentaient les espérances de l'avenir. Depuis son arrivée à Paris, la camarde et ses coupes sombres avaient élagué les abords du trône : deux filles de France – Anne-Henriette et Madame Infante –, leur mère, la reine Marie Lezinska, trop tôt disparue, les fils du roi et sa femme la princesse de Saxe, et la bonne dame de Choisy 20 et bien d'autres dont il se rappelait les visages. Cette idée ajouta encore à la tristesse de Nicolas. Le déroulement de la liturgie lui avait fait souvenir
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