L'affaire Toulaév
l'ascenseur, seul, les mâchoires soudées, le front plissé, suivi d'un homme d'escorte tout à fait sûr, qu'il affectionnait.
– Ne m'accompagnez pas, avait-il dit durement au haut-commissaire. Occupez-vous du complot.
La fièvre et l'effroi régnaient dans l'édifice, concentrés à cet étage autour des vingt tables où se poursuivaient sans relâche les interrogatoires. Le haut-commissaire ouvrit bêtement, dans le cabinet qu'il se réservait ici même – sur place – un dossier inepte, puis un autre plus inepte encore. Rien ! Il se sentit mal. Il eût vomi comme le chauffeur que l'on emportait enfin vers le sommeil, sur une civière, la bouche frangée d'écume. Le haut-commissaire erra un moment de bureau en bureau. Au 266, la femme du chauffeur, en pleurs, racontait qu'elle fréquentait des diseuses de bonne aventure, qu'elle avait assisté en secret à des offices religieux, qu'elle était jalouse, que… Au 268, le milicien de garde à l'endroit et à l'heure de l'attentat racontait une fois de plus qu'il était entré dans la cour pour se chauffer au brasero, car le camarade Toulaév n'arrivait jamais avant minuit ; que, précipitamment ressorti dans la rue en entendant la détonation, il n'y avait vu personne dans le premier instant, le camarade Toulaév étant tombé contre la muraille ; qu'il avait seulement remarqué avec saisissement la lumière extraordinaire…
Le haut-commissaire entra dans la pièce. Le milicien déposait debout, au port d'armes, calmement, la voix émue. Le haut-commissaire interrogea :
– De quelle lumière parlez-vous ?
– D'une lumière extraordinaire… surnaturelle… que je ne peux pas dire… Il y avait des colonnes de lumière jusqu'au ciel, scintillantes… éblouissantes…
– Vous êtes croyant ?
– Non, camarade chef, membre depuis quatre ans de la Société des Sans-Dieu, en règle de cotisations.
Le haut-commissaire vira sur ses talons, en haussant les épaules. Au 270, une voix de commère grasse débitait avec des soupirs et des « Jésus, mon Dieu » qu'au marché de Smolensk tout le monde le racontait, que le pauvre camarade Toulaév, bien-aimé du grand camarade chef, on l'avait trouvé la gorge coupée sur le seuil du Kremlin et il avait aussi le cœur transpercé d'un stylet à lame triangulaire comme autrefois le pauvre petit Tsarévitch Dimitri et les monstres lui avaient crevé les yeux, qu'elle en avait pleuré avec Marfa qui vend des graines, avec Frossia qui revend des cigarettes, avec Nioucha qui… Ce bavardage intarissable, un jeune officier à pince-nez, sanglé dans son uniforme – et sur le sein droit un insigne portant le profil du chef –, l'enregistrait patiemment d'une écriture rapide sur de grands feuillets. Si occupé qu'il ne leva pas la tête vers le haut-commissaire debout dans l'encadrement de la porte et qui se retira sans avoir remué les lèvres.
Sur son propre bureau, le haut-commissaire trouva un grand pli rouge du Comité central, secrétariat général, Urgent. Rigoureusement confidentiel… En trois lignes, l'ordre de « Suivre avec la plus grande attention l'affaire Titov et nous en faire personnellement rapport ». Très significatif, ça. Mauvais. Donc le nouveau haut-commissaire adjoint mouchardait sans même chercher à sauvegarder les apparences. Lui seul pouvait avoir informé, à l'insu de son supérieur, le Secrétariat général de cette affaire dont la seule évocation donnait envie de cracher avec mépris. – L'affaire Titov : Une dénonciation anonyme, en grosse écriture écolière, arrivée ce matin : « Matvei Titov a dit que c'est la Sûreté qui a fait tuer le camarade Toulaév parce qu'ils ont de sales comptes entre eux. Il a dit : je le pressens, moi, c'est le Guépéou, que je vous dis. Il a dit ça devant sa servante Sidorovna et le cocher Palkine et un marchand d'habits qui habite au coin de la ruelle du Chiffonnier et de la rue Saint-Glèbe, au fond de la cour, au premier, à droite. Matvei Titov est un ennemi du régime des Soviets et de notre bien-aimé camarade chef et un exploiteur du peuple qui fait coucher sa servante dans le corridor sans feu, qui a engrossé une pauvre fille de paysan collectivisé et refusé de lui payer la pension alimentaire de son enfant qui va venir au monde dans la douleur et la misère… » Et vingt lignes encore. Le haut-commissaire adjoint Gordéev faisait photographier et recopier ce document pour être transmis sur l'heure au Bureau politique
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