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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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… et là, ils ont raison.
    Cette conversation obsédante se noua entre eux pour longtemps. Leurs cerveaux ne travaillaient plus que sur ce thème scruté en tous sens, parce que l'Histoire, dans cette partie du monde, la grande Sixième, ne travaillait plus que sur ces ténèbres, ces mensonges, ces dévouements pervers, ce sang versé tous les jours. Les Vieux du parti s'évitaient les uns les autres, pour ne pas se regarder en face, ne pas se mentir ignoblement en face par lâcheté raisonnable, ne pas trébucher sur des noms de camarades disparus, ne pas se compromettre en serrant une main, ne pas s'accabler en ne la serrant point. Mais ils apprenaient tout de même les arrestations, les disparitions, les bizarres congés de santé, les mutations de mauvais augure, des bribes d'interrogatoires secrets, des rumeurs sinistres. Longtemps avant qu'un sous-chef de l'état-major, ex-ouvrier mineur, bolchevik de 1908, illustré autrefois par une campagne d'Ukraine, une campagne dans l'Altaï, une campagne en Yakoutie, longtemps avant que ce général trois fois décoré de l'Ordre du Drapeau rouge ne disparût, une rumeur perfide l'environna, agrandissant inexplicablement les prunelles des femmes qu'il rencontrait, faisant le vide autour de lui quand il traversait les antichambres du Commissariat de la Défense. Roublev le vit à une soirée, à la Maison de l'Armée rouge : « Figure-toi, Dora, qu'à dix pas devant lui les gens se défilaient… Ceux qui se trouvaient nez à nez avec lui prenaient des mines sucrées, trop polies, et tout à coup s'éclipsaient… Je l'ai observé pendant vingt minutes ; il était assis seul, entre deux chaises vides – toutes ses décorations, son uniforme neuf, pareil à une figure de cire et il regardait tourner les couples. Des jeunes lieutenants, ignorants de tout, faisaient par bonheur danser sa femme… Archinov s'approcha, le reconnut, piétina sur place en faisant semblant de chercher quelque chose dans ses poches – et lui tourna lentement le dos… » Au bout d'un mois, quand on l'arrêta au sortir d'une séance de Comité où il n'avait pas ouvert la bouche, il fut soulagé, et l'on fut soulagé de la fin d'une attente. La même atmosphère glaciale s'étant faite autour d'un autre général rouge, rappelé par télégramme d'Extrême-Orient pour recevoir une affectation mythique, celui-ci se brûla la cervelle dans sa baignoire. Contrairement à toute attente, la Direction de l'Artillerie lui fit de belles obsèques ; trois mois plus tard, par application du décret ordonnant la déportation, « dans les régions les plus éloignées de l'Union », des familles de traîtres, sa mère, sa femme et ses deux enfants reçurent des ordres de départ vers l'inconnu. Ces nouvelles et beaucoup d'autres du même genre, on les apprenait par hasard, confidentiellement. Chuchotés de bouche à oreille, les détails n'en étaient jamais certains. On sonnait à la porte d'un ami et la servante, en vous ouvrant, vous considérait avec frayeur. « Je ne sais rien, il n'est pas là, il ne reviendra plus, on m'a dit de partir pour la campagne… Non, je ne sais rien, rien… » Elle avait peur de dire un mot de plus, peur de vous comme si le danger vous suivait. On téléphonait à un camarade, d'une cabine publique, par précaution, et une voix d'homme inconnu, très attentif, interrogeait : « C'est de la part de qui ? » et vous compreniez qu'une souricière était établie là, vous répondiez avec trouble, raillant tout de même : « De la Banque d'État, pour affaires », puis vous filiez sans vous retourner car la cabine serait repérée dans dix minutes. De nouveaux visages remplaçaient dans les bureaux les visages connus ; l'on éprouvait une honte à prononcer le nom du disparu ou à éviter de le prononcer. Les journaux publiaient les nominations de nouveaux membres des gouvernements fédérés sans indiquer ce qu'étaient devenus leurs prédécesseurs, ce qui était assez clair. Dans les appartements communs, occupés par plusieurs familles, si la sonnette d'entrée retentissait au milieu de la nuit, les gens se disaient : « On est venu chercher le communiste », de même qu'autrefois ils eussent aussitôt pensé à l'arrestation du technicien ou du ci-devant officier. Roublev fit le compte des anciens camarades survivants qui lui fussent quelque peu proches et il en découvrit deux, Philippov, de la Commission du Plan, et Wladek, un émigré polonais. Ce dernier avait

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