L'affaire Toulaév
autrefois connu Rosa Luxembourg, appartenu avec Warski et Waletski aux premiers comités centraux du P. C. de Pologne, travaillé dans les services secrets sous la direction d'Ounschlicht… Warski et Waletski, s'ils vivaient peut-être encore, vivaient en prison, dans quelque isolateur secret réservé aux dirigeants naguère influents de la IIIe Internationale ; le corpulent Ounschlicht, avec sa grosse tête à lunettes, passait pour certainement – presque tout à fait certainement – fusillé. Wladek, obscur collaborateur d'un Institut d'Agronomie, tâchait de s'y faire oublier. Il habitait à une quarantaine de kilomètres de Moscou, une villa délaissée, en plein bois ; ne venait à la ville que pour son travail, ne fréquentait personne, n'écrivait à personne, ne recevait de lettres de personne, ne téléphonait à personne.
– Peut-être m'oubliera-t-on ainsi ? Tu saisis ? dit-il à Roublev. Nous étions une trentaine de Polonais appartenant aux vieux cadres du parti : s'il en reste quatre, c'est beaucoup.
De petite taille, à peu près chauve, le nez tout rond, très myope, il dévisageait Roublev à travers des lentilles d'une épaisseur extraordinaire : gardant un regard gai, jeune, et de grosses lippes boudeuses.
– Kiril Kirillovitch, tout ce cauchemar est au fond très intéressant et très vieux. L'histoire se fout de nous, mon ami. Ah, mes petits marxistes, se dit cette sorcière de Macbeth, vous tirez des plans, vous posez des questions de conscience sociale ! Et elle lâche parmi nous petit-père le tsar Iohann le Terrible avec ses peurs hystériques et son grand bâton ferré…
Ils chuchotaient en grillant des cigarettes dans la pénombre d'une antichambre dont les vitrines contenaient des collections de graminées. Roublev répondit avec un rire grêle dans sa barbe :
– Tu sais, les écoliers trouvent que c'est moi qui ressemble au tsar Iohann…
– Nous lui ressemblons tous par quelque côté, dit Wladek mi-grave, mi-railleur. Nous sommes tous des professeurs appartenant à la descendance du Terrible… Moi aussi, malgré ma calvitie et mes origines sémitiques, je me fais un peu peur, je t'assure, quand je regarde en moi-même.
– Pas d'accord, du tout, avec ta mauvaise littérature psychologique, Wladek. Il faut que nous parlions sérieusement. J'amènerai Philippov.
Ils prirent rendez-vous dans le bois, sur l'Istra, parce qu'il n'eût pas été sensé de se rencontrer en ville ni chez Philippov qui voisinait avec des cheminots. « Je ne reçois jamais personne, disait Philippov, c'est le plus sûr. Et puis, de quoi parler avec les gens ? »
Philippov survivait sans y rien comprendre à plusieurs équipes successives d'économistes de la Commission centrale du Plan. « Le seul plan qui sera accompli à fond, plaisantait-il, c'est celui des arrestations. » Membre du parti depuis 1910, président d'un Soviet de Sibérie quand les eaux printanières de mars 1917 emportèrent les aigles bicéphales (en bois vermoulu), plus tard commissaire de petites troupes de partisans rouges qui tinrent la taïga contre l'amiral Koltchak, il collaborait depuis près de deux ans à l'établissement des plans de la production des articles de première nécessité ; besogne invraisemblable, à se faire jeter sur l'heure en prison, dans des pays où manquaient à la fois les clous, les chaussures, les allumettes, les tissus et cætera. Seulement, comme on se méfiait de lui, à cause de son ancienneté dans le parti, des directeurs préoccupés d'éviter les histoires lui avaient confié le plan de répartition des instruments de musique populaire : accordéons, harmoniums, flûtes, guitares et cithares, tambourins pour l'Orient, exception faite de l'équipement des orchestres qui relevait d'un service particulier ; et ce bureau constituait une oasis de sécurité, l'offre dépassant la demande sur presque tous les marchés, sauf ceux, considérés comme secondaires, de Bouriat-Mongolie, du Birobidjan, du territoire autonome de Nakhitchévan et de la République autonome des montagnes du Karabakh. « En revanche, commentait Philippov, nous avons fait pénétrer l'accordéon en Dzoungarie… Les shamans de la Mongolie intérieure réclament nos tambourins… » Il enregistrait des succès inattendus. À la vérité, nul n'ignorait que la bonne vente des instruments de musique s'expliquait précisément par la pénurie d'objets plus utiles ; et que la fabrication de ces objets en quantités
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