L'Amour Et Le Temps
trouble dont elle l’emplissait à présent. Cette idée lui donnait le vertige.
Il devait aller, le dimanche suivant, à Panazol, où Lise serait depuis le début de la semaine. Le mercredi matin, alors qu’il préparait avec Léonarde un envoi d’articles divers à un détaillant de Rochechouart, ils virent le père Sage avec sa calèche passer devant la boutique, à toutes guides, dans un vacarme de roues et de fers sur le pavé. « Mon Dieu ! il est emporté ! » s’exclama Léonarde.
Avant d’avoir pu bouger, ils entendirent la voiture tourner court – donc le conducteur était parfaitement maître de ses bêtes – s’engouffrer sous le porche et s’arrêter dans l’impasse. « Bah ! fit Bernard en se remettant à la besogne, il aura caressé la bouteille de trop bonne heure, aujourd’hui. »
La pendule suspendue au-dessus du comptoir marquait huit heures et demie. Elle retardait un peu ; le soleil atteignait déjà la maison d’en face. Léonarde pointa la commande. « Deux douzaines, bas de fil à…» Elle s’interrompit. « Ce n’est pas possible, il se passe quelque chose ! »
De la cour, par la porte du magasin ouverte en cette matinée chaude pour faire un courant d’air avec la boutique, venaient un brouhaha et des cris. Bernard, en bras de chemise, s’élanca. Tous les habitants de l’impasse étaient aux fenêtres, sur les seuils ou en bas, autour du père Sage qui gesticulait. Babet, troussant sa jupe et sautillant sur ses hauts talons, courait vers le porche.
« Les brigands arrivent ! lança-t-elle.
— Les brigands ! Quels brigands ?
— Je ne sais pas. Je vais voir.
— Mon Dieu ! c’est donc vrai ! s’écria Léonarde qui se pressait derrière son frère, dans la porte.
— Tu penses ! » dit-il, sceptique. Et à Babet, en riant : « Prends garde, ils vont te violer ! »
Il s’avança pour entendre le père Sage. Rouge, suant, le bonhomme répétait que des brigands, cinquante mille brigands, arrivaient par la route d’Angoulême. Ils avaient dévasté Saint-Junien. Ils marchaient sur Limoges, tuant et brûlant tout au passage. Dans la ville haute, on courait aux armes.
Jean-Baptiste rentra là-dessus, dans son cabriolet. Il revenait d’une tournée de trois jours. Il avait couché à Aixe, la nuit précédente. Il en était reparti vers sept heures et demie après avoir visité des clients. Au bourg et sur la route, tout était parfaitement calme, dit-il.
« Y a plus d’une heure d’en ça, répondit le voiturier. Les malfrats vont vite. Vous n’êtes point passé en ville, monsieur Montégut ?
— Non, j’ai pris par les Pénitents-Rouges.
— Eh bien, si vous ne m’en croyez pas, vous n’avez qu’à y monter. Vous verrez dans quel arroi ils sont.
— Vas-y si tu veux, dit Jean-Baptiste à Bernard. S’il y a du vrai là-dedans ton père le saura. »
Le centre de la ville était effectivement en rumeur, Bernard s’en rendit compte après avoir dépassé le jeu de paume, en arrivant sur la place des Bancs où marchands et marchandes déménageaient en hâte leurs éventaires. Il y avait des groupes aux portes, on s’interpellait de fenêtre à fenêtre. Des gens couraient vers la rue du Temple. Il les suivit. Un petit homme maigre, dont l’apparence lui était familière mais qu’il n’aurait su nommer, lui dit en haletant que douze mille Anglais avaient envahi le Sud-Ouest et fondaient sur Limoges. Pour un boucher apoplectique, c’étaient des dragons allemands.
Au bout du couloir sombre et frais de la rue Ferrerie, Saint-Michel se dressait tout blond en pleine lumière sous le ciel d’un bleu compact. Dans l’ombre, un attroupement débordait de l’étroite rue du Temple, bourdonnait, clamait, tonitruait. Sur la déclivité, entre les façades en torchis, c’était comme un ruisseau de têtes, un ruisseau criblé d’yeux et de bouches fébriles. En se glissant parmi cette presse pour gagner la maison Daucourt, provisoire Hôtel de ville, Bernard entendit quelqu’un dire : « Ce n’est pas la poignée d’hommes de la milice qui va tenir tête à une invasion. Il faut des armes pour lout le monde. » Une voix rude répondit : « Oui, s’ils ne se décident pas à nous en donner, nous irons les prendre. » Les gens avaient pénétré jusque dans la petite cour. Sous les fenêtres, on criait : « Des armes ! Des armes pour tous ! » Un piquet du guet, et, derrière, des miliciens en uniforme
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